Dame-Pluie - Nouvelle Edition (Dernier CC avant la fin du monde)

La pleurante heureuse

Nul ne sait quel chagrin la secoua premièrement
Ni quel acharnement la tirait à pleurer toujours,
Car la douleur était entaille profonde assez
Assez creusée la faille entre les parts de son être
Pour que s'écoulent drues les pluies de ses pleurs ;
Car sa volonté solide était plomb plongé
Plomb posé au plancher atlantique de son âme
Pour que se prolongent plus intenses encore
Les rigoles dégringolantes de ses lamentes.

Ses prunelles calfatées de larmes laissèrent la vue
Leur gris rayonnant rida et rouilla
Sa peau partout pulpeuse plissa et ploya
Une croûte saline lacrymale la grisa et couvrit si bien ses pieds
Que de deux chausses de larmes elle fut chaussée.

Maints pensèrent que ses larmes
Que ses douleurs étaient d'un temps d'hiver
Ces maints-là pensent le faux :
Un ardent été brûlait son cœur,
Ramifiait en sa gorge,
Ascendait à ses yeux,
Fournaisait ses paupières,
Évaporait ses larmes en nuage.
Mais la nue fidèle ne savait s'éloigner d'elle,
Et plutôt que d'atteindre aux cieux
Encouronnait son chef d'un plessis brumeux.

Nul ne sait quel chagrin la secoua premièrement.
Elle-même en a l'ignorance.
La faille infime a fissuré en falaise,
Son âme maritime y a coulé sa mer féale,
Le flot floue et floute le flanc falaiseux
Des pousses y poussent
Des arbres y arborent
Des herbes y herbacent
Y sourcent, y fangent marais fertiles, y grouillent fertiles vie,
Y.
Le mal était gravé en entailles de feu et de fer sur le plancher des mers
Nul maintenant
Pas elle même
Ne peut plus le lire.

La Pleurante est heureuse
Le pleur est son pays de pâture.

Les prêtresses vivent au sommet de la colline pluvieuse. Nul ne peut les approcher. Parfois on voit leurs silhouettes nébuleuses quand elles penchent sur nous leur regard. Mais chacun peut sentir leur proximité par l’humidité et la fraîcheur de l’air, ici, à Pertuis-lès-Pluivallons. L’église y est en ruine depuis longtemps, depuis que les prêtresses se sont installées dans le sanctuaire là haut, sur la colline. Les ruisseaux sont gonflés d’eaux, les vallons ruissellent sous les feuilles mortes, les buissons sont détrempés. Les champs sont humides, les routes boueuses, de grandes flaques s’accumulent dans les ornières. Celles laissées par la seule diligence qui vient jusqu’ici une fois tous les deux jours, ou par l’automobile du maire.

Nous autres sommes rudes, par ici. Nos silhouettes sont toujours enveloppées par le brouillard. Il faut nous voir garder nos moutons, montés sur nos hautes échasses, avec nos masques cornus et nos manteaux de jonc et d’os. Il faut entendre la corne du Veneur municipal quand il part chasser les cerfs livides de nos bois. Il faut goûter le vin bleu aromatisé à la sève de sapin de notre auberge, « La Fontaine des Sirènes ». Il faut visiter le cimetière, où les os moussus émergent de nos tombes englouties dans les sables détrempés. Il faut pêcher à notre rivière, qui rugit, et voir nos gars, leurs muscles énormes, tirer sur la berge des silures gros comme des chevaux. Et d’un coup sec de leurs maillets les achever. Il faut goûter les brochettes grillées au feu de bois qu’on en fait. Il faut regarder les statuettes de bois que produit l’Atelier Pluival, au bout de la rue Gloutte, et les céramiques de la Mère Picheret, sur la Place Grévière. Et il faut leur en acheter.

Ici à Pertuis-lès-Puivallons on aime pas les étrangers. On aime pas ceux qui viennent rôder autour de la colline de nos saintes prêtresses. On aime pas les voir marauder dans notre église, et on aime pas les voir fouiner dans les archives de notre mairie. On aime pas ça, pour sûr. Si vous venez par chez nous, restez parmi nous et faites comme nous, ou visitez, voyez nous, solides gaillards du Puivalloné, voyez ce qu’on fait de nos mains solides, achetez vos souvenirs et prenez vos photos, puis repartez.

Hey. Connaissez-vous la légende de l'Endeuillée ?

Je demande cela car c'est une légende bien de chez moi, j'ignore si elle s'est répandue dans d'autres contrées, si elle s'est ancrée dans la culture, "l'inconscient collectif".

Peut-être n'est-elle pas si légendaire que cela, finalement...

Mais on dit souvent que les légendes ont toujours un fond de vérité, n'est-ce pas ?

Bon, si vous ne connaissez pas son histoire, je vais vous la raconter. Avec une pluie battante en bruit de fond, et le parfum du pétrichor bloqué dans vos narines.

Il était une fois, une jeune femme, dont la beauté n'avait d'égal que sa bonté. Elle s'amusait à apporter du bonheur à tous, débordait d'une joie de vivre si communicative qu'on disait d'elle qu'elle pouvait vous guérir de la mélancolie d'un simple regard, éclatant de pureté et d'énergie.

Tout le village l'aimait, des enfants qui la considéraient presque comme leur mère, aux adultes qui la voyaient comme une vraie déesse. Car oui, elle leur semblait presque irréelle.

Mais, un jour, un villageois mourut soudainement d'une maladie inconnue. Un jeune père d'un unique enfant.

Et l'enfant, tordu de douleur à la perte de son papa, pleurait, se lamentait, avec sa mère désormais veuve. La jeune femme s'en alla les voir, mais se rendit compte qu'elle était incapable de les rendre de nouveau heureux. Malgré ses belles paroles, son regard magnétique et son aura chaleureuse.

Alors, elle eut une idée.

"Permettez-moi de recueillir votre douleur."

Et elle le fit.

Et pour la première fois de sa vie, elle ressentit de la tristesse. Elle sentait son cœur se déchirer, son visage s'humidifier de larmes, ses jambes se dérober. Mais à travers ces larmes de malheur, elle pouvait voir la veuve et l'orphelin soulagés de leur peine.

Elle se disait alors que cela en valait la peine.

Elle retrouva peu à peu sa joie de vivre qui la caractérisait tant. Bien que cette douleur, qu'elle sut désormais être du deuil, pressait toujours sa poitrine.

Mais le village fut frappé par un grand malheur.

Un orage s'était abattu, brûlant, détruisant, dévastant tout sur son passage. La foudre embrasait le ciel nocturne, puis les immenses arbres qui abritaient le village.

Un orage aussi bref que puissant.

Des corps calcinés jonchaient le sol craquelé. Les arbres étaient désormais des squelettes noirs qui tenaient rudement sur leurs racines. L'odeur de brûlé envahissait les lieux, et rendait nauséeux les survivants, dont certains avaient la peau marquée de figures étranges, traversée par les éclairs.

La jeune femme ressentit alors de plein fouet ce déchirement. Cette lourdeur dans sa poitrine. Tout le monde pleurait, comme pour atténuer désespérément cette odeur de brûlé. Tous laissaient le chagrin les marteler, les torturer.

Et, encore une fois, la généreuse jeune femme ne put assister qu'à son impuissance...

Elle ne supportait pas de voir tout le monde comme cela.

Alors, elle dit ces paroles qui scellèrent son destin.

"Permettez-moi de recueillir votre douleur."

Et elle subit cette douleur à pleine force.

Elle se sentit déchirée de toutes parts, étourdie de milliers de sensations si intenses qu'elle en perdit littéralement la raison.

Son visage se figea. Et ses yeux étaient bien trop petits pour faire couler toutes ces larmes.

Un nuage, lourd de mélancolie, de désespoir, se forma autour de sa tête, éteignant pour toujours son aura de bonheur. Et les larmes qu'elle put désormais couler s'abattirent sur le sol en une pluie salée.

L'odeur de brûlé fut recouverte par celle de l'eau.

Les dernières flammes s'éteignirent.

Tout comme la joie de vivre de cette jeune femme.

Qui se fit alors appeler l'Endeuillée.

Triste histoire, n'est-ce pas ? En tout cas, c'est pour cela que les funérailles chez nous se font toujours lors des jours de pluie. Ne serait-ce que pour honorer sa mémoire. Elle est considérée comme une sorte de figure héroïque, ici. Même si je ne suis pas d'accord, honnêtement.

Porter les souffrances du monde entier…

Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il y a à célébrer dans cette histoire. Toutes ces odes au sacrifice de soi. Supprimer la douleur à tout prix plutôt que de la gérer sainement !...

Hum. Excusez-moi.

Je dois bientôt partir offrir des fleurs à ma mère. Elle adorait les lavandes, vous savez. Leurs fraîches effluves se diffusaient en permanence sous notre toit. Et aujourd’hui, même le triste gris des nuages n’arrive pas à ternir leur si singulière couleur. Elles ne se sont que légèrement courbées sous le poids de la pluie.

Ma mère me racontait cette histoire quand j’étais enfant. Je me souviens encore des multiples sensations dans ma poitrine. Et surtout, de son regard quand elle avait prononcé les ultimes mots du récit. Mélancolique, et pourtant, teinté de douceur.

J’étais assez jeune lorsqu’elle est partie. Un matin, effondrée d’un coup.

Alors dans les tourmentes du deuil, je pensais à l’Endeuillée.

(inachevé)