Le Pare-tempêtes
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Pantouffe
Pantouffe
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Le corbeau du mercredi Empty Le corbeau du mercredi

Mer 6 Mar 2024 - 22:06
Il coasse différemment du corbeau du jeudi.


Pantouffe
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Le corbeau du mercredi Empty Re: Le corbeau du mercredi

Mer 6 Mar 2024 - 23:18
Il s'en venait danser au firmament comme l'étoile du matin drapée d'aurores fondues- une forme scintillante à la tendresse nacrée, ode au vol des colombes et au marbre des temples.

C'était un garçon modelé dans une louche de lait, onirique élancement au creux de sa poitrine. Une dérive de chair diaphane délicatement scotchée aux heures les plus nocturnes, rien qu'une vision fugace de la magnificence. Pour lui, une œuvre d'art soufflée au creux du soir.
Perfection tracée d'écume, son corps flottait jusqu'à lui sur les courants de la nuit, comme la dépouille d'Ophélie portée par la rivière, présage de tragédie magnifiquement paré. Dans sa froide nudité il semblait lui hurler que son meurtrier portait le nom de Désir ; dans la récurrence de ses visites il lui donnait l'impression d'en porter l'entière culpabilité. Sans doigt accusateur, ni parole, ni sanglots, il le condamnait à assumer le fardeau de sa beauté hantée, l'impliquait dans la drame de son évanescence. Armé de sa splendeur toute puissante et d'un sourire figé, sa présence était toute l'éloquence dont il avait besoin pour rendre la sentence. Et lui n'avait rien à répondre, paralysé sur le matelas. Alors ils dansaient ensemble, en secret, sur la musique d'un acouphène, une insomnie après l'autre. Une insomnie après l'autre lui percutant les tempes, une danse après l'autre l'entraînant dans l'abîme.

Ce soir là comme tant d'autres. Lui englué dans ses draps, l'autre ondulant à son plafond, impitoyable de grâce. Lui prisonnier et l'autre libre, se tordant comme un polaroid soumis à la caresse des flammes.

Comme tant d'autres soirs il resta immobile, les yeux fixés sur cette apparition. Il n'avait jamais vu le garçon en dehors de ces moments éclatés volés au temps du rêve, mais meurtris et sublime, il continuait à venir- à lui parvenir, extirpé d'un secret aux profondeurs de moire. Il s'imposait chaque fois comme la plus grotesque des évidences. Quand le monde entier semblait s'être figé, lui s’animait aux confins des ténèbres, articulait la porcelaine de son anatomie pour venir sous ses yeux lui impulser des danses. Sans doute même naissait-il en leur sein, graine de paradis oubliée du Seigneur, au plus profond des ombres, germe sublime déployé en mouvements syncopés. Floraison lactescence à ses seuls yeux dédié. Probablement déchirait-il l'enveloppe des ombres d'un coup de serre quand il sentait venir son heure, impatient de porter sur une rétine rongée de somnolence le brasier de sa pâleur létale. Allait-il parfois hanter d'autres plafonds ? Quelque chose au creux de son ventre lui soufflait que ce n'était pas le cas, que l'apparition lui était tout spécialement dévouée.

Chaque fois il était là, tout simplement, quand il ouvrait les yeux à quatre heures du matin, baigné de sueurs de froide ou étouffé de coton. Là tel un rêve bloqué à mis-chemin de son crâne et du ciel, une ondulation onirique prisonnière d'un clair de lune que sa peau avait bu jusqu'à la dernière goutte. Presque rien qu'un reflet capturé sur le mur. Une phosphorescence en forme de garçon, suspendu entre chair et obscurité. Là, au plafond, tressautant en silence, silhouette opalescente agitée par une danse qu'il ne comprenait pas. Un ensemble de spasmes et de gestes gracieux qu'il ne parvenait pas à décrypter en dépit de ses efforts soutenus, un message articulé qui restait dénué de sens. Une magnifique impasse qui l'hypnotisait et l'emplissait de nausée.

Il n'y avait là qu'un langage imparfait, terriblement obscur, une calligraphie de mouvements dont il ne possédait pas la clé. Une vision, comme divine, qui lui restait inintelligible, expulsée sous la forme de ce corps entortillé dans la douce brise du soir- telle une torsade d'écume, aussi insaisissable, aussi évanescent ; une punition dont on se refusait à lui expliquer la raison. Un rendez-vous inéluctable, imposé... qu'il en venait lentement à apprécier, par devers lui, à anticiper avec au ventre autant d'angoisse que de désir. Conscient chaque fois un peu plus de l'attrait du mystère, honoré par sa magnificence. Transporté de plaisir par le frisson cette apparition lui cognait dans la chair.


Empaquetté dans la brume du sommeil
Le corps entortillé dans la brise du soir comme une torsade d'écume
(champs lexical de la mer pour birdy)
birdy ou unseelie qui danse au plafond le soir au-dessus du lit de joseph(?) mec religieux
Les nuits ne se ressemblaient pas, parfois engourdies et fourmillantes, parfois douloureuses d'acuité

la tête penchée sur le côté, le sourire fixe, un oeil indolent et l'autre écarquillé, le cou démonté, tendrement tordu, tête oscillant d'un côté et de l'autre, doigts tricotant dans l'air, parfois sublime de grâce, parfois désarticulé, la perfection du geste cédant la place à l'effondrement de la motricité, l’apogée de la danse débouchant sur un déclin subite, une misérable extinction de la grâce. Capable de la plus belle chorégraphie comme du plus abject trémoussement

une bulle de chair irisée
parfois il acquérait la transparence gélatineuse des méduses et l'intérieur de son corps laissait voir un abîme d'astres diaprés et de noirceur cosmique, une ténébreuse étendue pleine de silhouettes glaiseuses, patinant en silence. Des corps de pétrole fondus lentement entrechoqués, peignant à même la bourbe verglacée des ténèbres sidérales. Il y'avait au fond de lui une forme tangible d'infini, une foule d'ombres voletantes qui évoquaient un heurt semi-chorégraphié. Des galaxies collisionnées se reformaient aux tréfonds de ses entrailles, dispersant les corps gluants d’entités cyclopéennes réduites par la distances à de molles silhouettes de pétrichor. L'immense et le dérisoire qui s'épousaient au gré des mêmes mouvements dans un berceau peuplé de nébuleuses en lambeaux : c'est ce que laissaient à voir les dessous de sa chair quand celle-ci s'effaçait, sans raison, sans signes avants coureurs.


carcasse diaphane comme l'aile d'une libellule.
Silver Phoenix
Silver Phoenix
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Le corbeau du mercredi Empty Re: Le corbeau du mercredi

Mer 6 Mar 2024 - 23:20
Ebauche d'un projet

La brume recouvre tout, enveloppe le village dans son étreinte étouffante. Perpétuelle, aveuglante, lourde. S’y mêle une odeur de bois sec, et de brûlé. L’épaisse couche de neige s’est noircie de cendre. Ici siège le silence, parfois percé de cris lancinants, mais plus assourdissant à chaque retour. Le froid règne en maître absolu, dérangé seulement par la rébellion des flammes festoyant lors des bûchers.

Elea est prostrée dans un coin de sa chambre. Plus gelée par la peur que le froid. Elle pleure, sans bruit. Les regards dehors pèsent trop sur son être, sa petite maison comme faible abri. Ses dents claquent en un son osseux. Ses ongles s’enfoncent dans ses cheveux, cherchant presque à marquer son crâne de subtils croissants. Son souffle est saccadé, file en une fumée diaphane comme pour recréer la brume dans la pièce. Son propre corps lui semble trop frêle pour contenir ses organes et le maëlstrom d’émotions faisant rage en elle.

Elea le sait.

Ce sera son tour. A un moment ou à un autre, peu importe le prétexte. Il y aura peut-être une parodie de procès, tout au plus, mais l’angoisse est la plus efficace des justifications. Trop de malheurs se sont abattus ces derniers temps, trop d’événements étranges sont survenus. La maladie traînait des cadavres à même les rues, la chair du bétail consommée était du poison, les plantes ne poussaient presque plus depuis le printemps… On parlait aussi de manifestations fantomatiques ou d’ombres menaçantes dans la forêt aux alentours, mais il n’avait fallu que peu de temps avant que la famine entre dans les sujets de discussion. Désormais en plein hiver, les réserves encore saines s’épuisent au fil des jours, les morts s’empilent si bien que les rites funéraires n’étaient quasiment plus accordés, jugeant que le feu purificateur suffirait pour leur pauvre âme.

Encore à ce jour, Elea ne pense pas avoir tout compris de la situation. De multiples responsables ont été désignés, sans que cela ne règle quoi que ce soit. Une malédiction ? Une punition divine ? Peut-être tout simplement une épidémie mortelle ou des animaux nuisibles… Mais il était inconcevable de rester là à observer les habitants agoniser, se noyant dans leur propre sang, les côtes saillantes et les yeux éteints. L’espoir s’amenuisant les mois passant, les nombreuses solutions appliquées peu efficaces, l’influence grandissante de certaines personnes qui ont profité de la discorde pour asseoir leur domination a instauré un climat général de méfiance. Puis, lors de la chute des premiers flocons, une décision a été prise…

Purifier le village.

Dans un premier temps, c’étaient les criminels déjà jugés. Tous jetés dans un grand feu, histoire que la fumée atteigne Dieu. Du plus horrible des meurtriers, jusqu’au simple voleur. Ils étaient déjà de la peau sur des os, privés de nourriture pour favoriser les ‘’bons citoyens’’, ils ne sont plus que cendre.

Mais ce n’était pas suffisant.

Celles et ceux dans l’attente d’un procès sont directement passées à la peine de mort sans avoir été déclarées coupables. Ensuite, les personnes en marge de la société. Une pseudo justification ; hérésie, sorcellerie, possession par un démon…

La vie d’Elea est remplie d’incertitude, mais elle n’a aucun doute sur ce point.

Le feu des bûchers n’éclairera pas leur futur.

Elle n’a même pas eu le temps de faire le deuil de ses parents. Leurs corps ont été incinéré dans un tas d’autres, une bénédiction post-mortem donnée à la va-vite, ne laissant que leur fille unique à peine adulte. Sans aucun don de parole, depuis aussi loin qu’elle s’en souvienne, exagérant les expressions faciales pour se faire comprendre des autres. Sans avoir spécialement l’impression d’être méprisée ou haïe par ses pairs, son mutisme l’a sans cesse mise à l’écart. Cela lui importait peu jusque-là. Sa mère et son père sont sûrement les seules personnes à l’avoir sincèrement aimée, et elle en était pleinement satisfaite. Les soirs glacés où l’angoisse ne prend pas son cœur dans un étau, elle se remémore de leur affection pour se réchauffer. Sa mère lui ébouriffant ses cheveux, jouant du luth près de l’âtre. Son père la prenant dans ses bras, lui racontant des histoires merveilleuses avant de dormir. Leurs rires à faire allumer la nuit, la réconfortant lorsqu’elle se sentait mal.

Elea est désormais seule au monde.

Se réfugier dans le silence. Se faire oublier. S’effacer. Ressasser les souvenirs. Lire et relire des contes.  Etreindre le luth de sa mère contre sa poitrine. Se repaître des derniers restes dans le garde-manger. Etancher sa soif avec de la neige fondue. Tenter d’ignorer l’odeur de la chair calcinée. Se boucher les oreilles lorsque les cris résonnent au loin. Tel est son quotidien depuis.

S’enfuir… pour aller où ? Piégée dans le village, au cœur de l’immense forêt, entre vifs feux et neige cendrée, sans moyen de retrouver son chemin, ou demander de l’aide. Elle y a songé, pourtant. C’était plus enviable que de brûler vive, mais elle craint que ses forces l’aient abandonnée. Les gardes sont au taquet pendant leurs patrouilles, tout le monde se scrute les uns les autres. Une prison à ciel ouvert, sans possibilité de s’évader. La moindre tentative ratée assurerait un aller simple vers le bûcher.

Elea serre sa gorge d’une main. Des deux mains. Son souffle se coupe. Ses doigts lâchent. Son souffle revient, plus rapide. Resserrent, relâchent. Plusieurs fois. Si seulement elle pouvait arrêter de respirer cet air si ignoble, chargé de mort… ou respirer tout court…

Finalement, la jeune femme baisse les bras, les phalanges engourdies. Un soupir trouble file entre ses lèvres gercées, se condense en un petit nuage pour s’évanouir aussitôt. Un souvenir précis se joue dans sa tête ; le souhait le plus cher de ses parents.

Sois heureuse.

Un murmure semblable à un rire bruisse dans la chambre. D’autres larmes perlent dans ses yeux, sillonnent ses joues creusées, tombent sur le sol. Elles sont très salées. Manger devrait faire passer le goût. Elea se lève, marche tel un automate vers la cuisine pour préparer le souper.

Les cristaux de glace flottant dans la neige fondue raclent sa gorge, et la croûte du pain rassis roule comme des pierres entre ses dents. Mais les fruits confits et les œufs brouillés lui rappellent son enfance dans des instants aussi rares que précieux. Ce sont sûrement ses derniers repas, si maigres soient-ils, alors elle en profite au maximum. Sous la lueur d’une petite chandelle, la chaleur de la poêle caressant son visage émacié, Elea plonge encore dans ses souvenirs.

Leur souhait le plus cher… Sa mère lui avait demandé il y a très longtemps quel était le sien. Et, écrit sur du papier, l’innocence de l’enfance s’était exprimée en le plus clair des affirmations ; rester avec Papa et Maman pour toujours.

Pour la première fois depuis un semblant d’éternité, une ombre d’un sourire ravit délicatement ses traits meurtris.


.........................................

L’aube se lève. Brouillard et fumée s’entremêlent. Les rues sont presque désertes, sanctuaires de ce silence toujours plus palpable.

Elea soulève ses paupières comme deux masses de chair. Le voile du sommeil résiste sous sa volonté, désireux de recouvrir de nouveau ses émotions l’espace de quelques heures. Une main passe distraitement dans ses cheveux, et se marque de maigres traces d’un gris sombre. Elle bâille, s’étire, et se lève direction la bassine. D’un geste mécanique, elle se jette de l’eau sur son visage. La sensation glacée fouette sa peau, la force à s’ancrer à la réalité. Les sons cristallins des gouttelettes tambourinant dans la bassine finissent par la réveiller pour de bon. Par réflexe, elle évite son reflet évanescent dans l’eau. Depuis combien de temps ne s’est-elle pas regardée ? Elle ne s’en souvient plus, mais imaginer son apparence marquée par le froid, la faim et le deuil la terrifie plus qu’elle ne veut l’admettre.

Elea se manque elle-même.

Parfois, elle se demande si elle n’est pas partie à l’instant où ses parents ont rendu l’âme. Chaque jour, elle ne pouvait rien faire d’autre que voir l’inexorable maladie les détruire, dans le déni constant qu’un miracle survienne. Jusqu’à leur ultime soupir, dans la nuit du solstice d’hiver. Sans cesse forcée à distance pour la protéger. Impuissante. Désespérée. Seule.

Peut-être veillent-ils sur elle de là où ils sont désormais. Elle ne peut pas se permettre de se donner la mort comme cela, pas après avoir été sauvée au prix de leur affection. Une de ses mains se serre sur son épaule, tentant de recréer leur chaleur pour se rassurer. Son heure viendra bientôt de toute façon, et elle le passera dignement. Faire taire son envie lancinante de rejoindre sa mère et son père pour l’éternité est un combat de chaque minute.

D’un œil vif, Elea repère le luth de sa mère dans la chambre. Soudain, elle prend conscience de la rigidité de ses doigts et de ses poignets. Ses os craquent comme une porte non huilée. Cela fait si longtemps qu’elle n’en a pas joué… D’habitude, elle ne fait que le ramener contre sa poitrine et se remémorer les mélodies dans sa tête, de peur de faire trop de bruit et se faire remarquer. Mais… dans le refuge de sa maison, entre quatre murs, cela ne pourrait pas faire de mal de le faire chanter.


Dernière édition par Silver Phoenix le Mer 6 Mar 2024 - 23:23, édité 1 fois
Malnir
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Mer 6 Mar 2024 - 23:23
L’aube encore fraîche avait encore à peine adouci les ombres violacées sur les collines, les eaux calmes de la mer et les façades des maisons endormies. Parmi les vignes et les oliviers des coteaux, Curio se promenait lentement, comme plongée dans une profonde rêverie. En réalité, une angoisse indéfinie lui étreignait le cœur sans qu’il arrive à la saisir tout à fait. Quand le village se serait réveillé, alors ses parents et la communauté lui souhaiterait un bon voyage et il s’en irait pour Servio, accompagné de leurs vœux. Une part de lui se révoltait à l’idée de partir. Il avait passé toute sa vie ici, il avait nagé dans les eaux azur de la baie, il avait grandi parmi les enfants des pécheurs. Curio apprit tôt à nager avec eux, et souvent rêvait de les rejoindre quand ils allaient sur les navires de leurs parents. Le large l’appelait, avec son horizon plat et songeur, son ciel immense. On le voyait souvent sortir de l’atelier de son père, le visage rougi par la chaleur des fours, la tunique mouillée de sueur. Il parcourait les cinquante mètres qui le séparaient de la plage, se dévêtait et plongeait dans les vagues. Il était touché par la conviction étrange que dans les immensités azures, il y aurait assez de place pour lui. À présent qu’il fallait partir, l’horizon lointain l’inquiétait plus qu’il ne l’exaltait.

La plupart de ses amis étaient de la caste des paysans, et avaient appris leurs métiers auprès de leurs parents. Ils ne quitteraient jamais les abords de Multram. L’horizon infini de la mer n’était qu’une illusion, car jamais ils ne cingleraient vers l’horizon. Lui était de la caste des artisans. Son père Anis était souffleur de verre, et sa mère Palosmée se chargeait de tenir la maison et le jardin. Certaines pièces, d’un bleu tendre, ressemblaient pour lui à des éclats de mer pétrifiés. Il en chérissait la couleur et s’abîmait dans leur contemplation longuement. En grandissant, il apprit à son tour auprès de son père, et la beauté de ces verres perdirent de leurs mystères à mesure qu’il apprenait à les produire. On apprenait de ses parents bien sûr, mais après il fallait partir pour les ateliers des villes, arpenter les routes, apprendre, apprendre, sans cesse s’imprégner de nouveaux savoir faire. Et peut être ne pas revenir. Selen, son frère aîné, allait bientôt rentrer de son compagnonnage et reprendrait l’atelier d’Anis, leur père. Curio lui devrait s’établir ailleurs.

Curio errait donc dans les vergers, savourant le contact glacé et humide des herbes sous ses pieds nus. Il tenait à la main ses sandales de bois et de jonc tressé, goûtait au calme et à chaque sensation qui lui rappelait son chez lui. Son village, Multram, où il avait grandit et où il ne reviendrait peut être plus jamais. On ne bougeait plus guère en Lémoné, une fois installé, le quotidien, le labeur, le rythme calme et mesuré des rites et des saisons emportaient une à unes les années. Il ne reverrait jamais Palosmée ni Anis, et il avait réalisé hier que quand son frère avait pris la route voilà trois ans, il ne devait plus jamais le revoir. Il avait vingt ans. Il était homme fait. Il devait partir, et qu’importait ses états d’âme.

Curio avait fini par monter au sommet des pentes herbeuses jusqu’à arriver au bord de la falaise. Là, il regarda le ciel et la mer se changer en un gigantesque camaïeu de pourpre, de rose et de violet alors que le soleil se levait dans son dos. Il savait que le temps commençait à manquer, qu’il ne pourrait bientôt plus se permettre de rester assis là à regarder la mer, qu’il serait parti avant midi. Il devait se lever, rompre l’enchantement, le temps s’était écoulé et commençait à manquer. Alors il descendit vers le village encore endormi, longea les maisons aux façades blondies par le soleil, et rejoignit la cuisine communale, qui élevait son imposant toit d’ardoise au dessus des autres, d’où s’échappait un panache léger de fumée qui se découpait dans le ciel bleu pervenche. Il passa sous ses arcades pour accéder à la grande salle. Le feu dans la grande cheminée bondissait et projetait de longues ombres dansantes sur les nombreuses tables. Le Maître Charcutier et le Maître Boulanger s’activaient seuls. À une autre table, un groupe de pécheur finissaient de déjeuner pour prendre le large pour la journée. L’un d’eux s’était déjà levé et rajustait les plis de sa tunique. Il les connaissait tous et les salua d’un geste.

Un bref instant il avait espérer croiser certains de ses amis, mais ils n’étaient pas encore là, ou peut être étaient déjà parti. En quittant la falaise, il avait vu quelques voiles dans la baie. Cette idée lui serra le cœur, car il lui semblait impensable de ne pas les revoir avant son départ. Curio s’avança vers le fond de la salle, et les grandes dalles de pierre polie où les artisans disposaient encore fumants ce qu’ils venaient de cuisiner. Il salua le Maître Boulanger, saisit un friand au poisson.
« Curio ! Tu es matinal ! »
« Je n’ai pas dormi. »
Le boulanger lui lança un regard aiguisé et compatissant. Il venait lui aussi d’assez loin, poussé toujours plus loin des siens par son compagnonnage. Il l’avait réalisé voilà près de vingt ans, alors qu’Alvuro et Suse se faisaient la guerre, et lui venait de quelque part sur les terres encore plus occidentales de Volago.
« Tu auras besoin de force pour la route, je t’ai préparé un sac avec des provisions, tu ne l’oublieras pas. »
« Merci. »

[…]
Très tôt, on sut que Curio était destiné à devenir un très bel homme. Le nez droit, le sourcil volontaire, le poil châtain, l’œil d’un vert aigue-marine se teintant d’ambre, le corps toujours plus musclé et puissant. (mettre cette description ailleurs?)
[…]

Curio ne s’était pas retourné quand il avait quitté Multram. Il lui semblait que s’il le faisait, il n’aurait plus la force d’avancer. Chaque pas l’éloignais des siens. Il sentait au fond de lui comme un fil qui se dévidait à mesure qu’il s’éloigner sur la route chauffée par le soleil printanier. Chaque instant le jetait un peu plus hors du cocon de l’enfance pour le propulser dans le vaste monde. La Lémoné ouvrait ses paysages verdoyants et ensoleillés. L’odeur un peu iodée de la mer qu’il avait sentie toute sa vie se faisait toujours plus diffuses alors qu’il s’enfonçait dans les terres. Les chants d’oiseaux invisibles arrivaient à ses oreilles. Toute l’après-midi, il ne croisa pas âme qui vive. Les fermes qu’il croisait étaient désertées de longue date, les champs laissées aux mauvaises herbes, parfois déjà redevenus des bosquets buissonants. Vers la midi, il dépassa le village de Coli, le plus proche de Multram, et le seul que Curio ait déjà visité.

C’était un petit bourg accroché à une colline, dont la plupart des maisons étaient depuis longtemps abandonnées. Leurs toits avaient disparus, leur torchi aussi, révélant le gré rouge du pays. Les rues étaient envahies d’herbes folles. À peu près au centre, il y avait un moulin et une place, où subsistait encore un peu d’activité. Curio n’était plus venu depuis près de trois ans, mais il lui sembla que tout était bien plus décrépit qu’alors. Même le temple était couvert de lézardes, et le relief sacré s’empoussiérait. Il n’y croisa que quelques vieillards qui ne le quittèrent pas des yeux alors qu’il traversait la place, s’arrêtait à la fontaine pour y boire et remplir son outre. L’un d’eux sembla hésiter à l’abordre mais n’en fit rien. Curio repartit sans avoir échangé un mot avec quiconque. Au delà, la route faisait une série de virages pour escalader la colline, à travers un bois de pins pignons. Par delà, il ignorait tout du monde. Arrivé au sommet, il regarda vers la mer, qui miroitait au loin. Il ne l’avait jamais vue d’aussi haut. Cette vue lui donna du courage pour poursuivre sa route.

Le pays était désert tout du long ou presque, et souvent il dormait à la belle étoile. Le plus souvent, il ne croisait que des ruines envahies de mauvaises herbes où chantaient les oiseaux. Il s’arrêta tout de même dans trois villages de la taille de Multram. Dans le dernier, qui nichait au creux d’un vallon au croisement de deux routes, il dînait avec appétit quand un homme massif s’installa devant lui. Il portait la fibule de chef.
« Bonsoir, compagnon. Tu vas à Servio ? »
« Bonsoir, Maître. C’est en effet ma destination. »
« Quel art viens-tu y perfectionner ? »
« L’art du verre. »
« Alors tu n’y trouvera rien pour toi. Il faut pousser plus au nord, à Vertigo, là tu auras tes chances. »
[…]
Il lui fallut six jours pour rejoindre Servio.
[...]
Jamais Curio n’aurait pensé rencontrer une ville comme celle de Vertigo. Ses pyramides étageaient leurs terrasses verdoyantes plus haut que la plupart des collines environnantes. Ses avenues bordées de colonnes étaient plus larges que les places des villages qu’il avait croisé.
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