- Pantouffe
- Messages : 837
Date d'inscription : 27/08/2018
Age : 28
CC N°18 Thème 98 : Image
Jeu 20 Sep 2018 - 22:19
- Pantouffe
- Messages : 837
Date d'inscription : 27/08/2018
Age : 28
Re: CC N°18 Thème 98 : Image
Jeu 20 Sep 2018 - 22:19
PAR PEINTREDALAMBIC
Tu les entends, n'est ce pas?
Les pas des gens, un roulement qui s'emballe, crescendo. Les roues chuintantes de métal sur leur rails, profond dans le sol. Les caoutchoucs qui crissent, lourds sur l'asphalte. Les barrissements trompetant, incessants. La pluie qui crépitent sur le bitume, interlude métronomique qui sent l'humide. Un cri, un appel, une sonnerie de cellulaire, soprano, ténor ou contre-alto. Un méandre gris et confus de sons.
Eux, ils n'entendent rien. Ils ne voient rien. Plongés dans leurs imperméables cocons, les globes rivés sur leurs tablettes, mobiles, suces-vies, ils chargent sans regarder. Abrutis de néons criards, roses, verts, cyans, ils foncent les épaules rentrées, vers l'avant comme des béliers pour se faire une place filante dans la symphonie cacophonique. Leur monde, c'est un monde sans jour ni nuit, un monde de cases et de grilles, un monde Excel, Bnp, Apple, un instantané s'il vous plaît. Ils étouffent sans s'en rendre compte.
Mais toi, tu es un peu à côté de tout ça. Pas très loin, mais pas dedans. Tu t'es assis sur ce trottoir pour sentir la nuit poser sa chape indigo, dépunaisée d'étoiles par la vomissure publicitaire. Tu as enlevé tes écouteurs. Inspiré profondément l'air gras et gris, mégots, pot d'échappement, pisse et pizza. De droite à gauche, haut en bas, tes cervicales ont tourné, avec tes yeux, vers le boulevard, le trottoir, un immeuble, une fenêtre derrière laquelle la lumière vibre et les corps pulsent. Au sol dans les ombres, entre les cartons et les poubelles débordants leurs imaginaires orduriers, des petites silhouettes poilues et rampantes, des rats et des chats qui dansent la sarabande, pattes dans dans griffes. Un déambulateur sorti trop tard qui tire sa vieille parfum Werters, peaux flasques et langues de chat.
Dans ton sac sans forme, tu as pris le Bic et avec, sur la falaise d'asphalte, celle qui fait plonger le trottoir dans la rue, tu as marqué le tempo.
Tic, tic, tic.
Tic, tic, tic.
Tic, tic, tic.
Comme pour accorder tout ça.
Tic, tic, tic, un roulement!
Tic, tic, tic, un roulement, un chuintement!
Tic, tic, tic, un roulement, un chuintement, un crissement, une trompette, la pluie!
Et les voix, soprano, mezzo, alti, ténors, barytons, basses, en canon sans nom!
Les sirènes qui font vibrer l’acoustique du boulevard!
Ton corps tout d'un coup, tout entier, nuque balancée et paupières fermées, s'est raidi dans la musique symphonique.
Puis s'est détendu.
Lentement, tu as remis le Bic dans ton sac. Tu as remis tes écouteurs, relancé la musique. T'es relevé.
Es reparti.
Les pas des gens, un roulement qui s'emballe, crescendo. Les roues chuintantes de métal sur leur rails, profond dans le sol. Les caoutchoucs qui crissent, lourds sur l'asphalte. Les barrissements trompetant, incessants. La pluie qui crépitent sur le bitume, interlude métronomique qui sent l'humide. Un cri, un appel, une sonnerie de cellulaire, soprano, ténor ou contre-alto. Un méandre gris et confus de sons.
Eux, ils n'entendent rien. Ils ne voient rien. Plongés dans leurs imperméables cocons, les globes rivés sur leurs tablettes, mobiles, suces-vies, ils chargent sans regarder. Abrutis de néons criards, roses, verts, cyans, ils foncent les épaules rentrées, vers l'avant comme des béliers pour se faire une place filante dans la symphonie cacophonique. Leur monde, c'est un monde sans jour ni nuit, un monde de cases et de grilles, un monde Excel, Bnp, Apple, un instantané s'il vous plaît. Ils étouffent sans s'en rendre compte.
Mais toi, tu es un peu à côté de tout ça. Pas très loin, mais pas dedans. Tu t'es assis sur ce trottoir pour sentir la nuit poser sa chape indigo, dépunaisée d'étoiles par la vomissure publicitaire. Tu as enlevé tes écouteurs. Inspiré profondément l'air gras et gris, mégots, pot d'échappement, pisse et pizza. De droite à gauche, haut en bas, tes cervicales ont tourné, avec tes yeux, vers le boulevard, le trottoir, un immeuble, une fenêtre derrière laquelle la lumière vibre et les corps pulsent. Au sol dans les ombres, entre les cartons et les poubelles débordants leurs imaginaires orduriers, des petites silhouettes poilues et rampantes, des rats et des chats qui dansent la sarabande, pattes dans dans griffes. Un déambulateur sorti trop tard qui tire sa vieille parfum Werters, peaux flasques et langues de chat.
Dans ton sac sans forme, tu as pris le Bic et avec, sur la falaise d'asphalte, celle qui fait plonger le trottoir dans la rue, tu as marqué le tempo.
Tic, tic, tic.
Tic, tic, tic.
Tic, tic, tic.
Comme pour accorder tout ça.
Tic, tic, tic, un roulement!
Tic, tic, tic, un roulement, un chuintement!
Tic, tic, tic, un roulement, un chuintement, un crissement, une trompette, la pluie!
Et les voix, soprano, mezzo, alti, ténors, barytons, basses, en canon sans nom!
Les sirènes qui font vibrer l’acoustique du boulevard!
Ton corps tout d'un coup, tout entier, nuque balancée et paupières fermées, s'est raidi dans la musique symphonique.
Puis s'est détendu.
Lentement, tu as remis le Bic dans ton sac. Tu as remis tes écouteurs, relancé la musique. T'es relevé.
Es reparti.
- Pantouffe
- Messages : 837
Date d'inscription : 27/08/2018
Age : 28
Re: CC N°18 Thème 98 : Image
Jeu 20 Sep 2018 - 22:20
PAR SILVERPHOENIX
Des déferlantes de lumières colorées urbaines déchiraient les ténèbres nocturnes. Le bruit des nombreux passants qui marchaient inlassablement, des voitures qui roulaient et des publicités parlantes était omniprésent dans ce quartier de Tokyo. De très hauts bâtiments semblaient percer le ciel dégagé. Une foule mobile et sans fin formait un océan humain dans ce milieu aux nuances de couleurs infinies. Dans cet océan, se trouvait une jeune fille, stationnant debout au centre de tout ce vacarme nébuleux.
Physiquement, elle ne faisait pas grand chose, à part contempler ces arcs-en-ciel électriques qui servaient de publicité pour des bâtiments spécialisés dans les jeux vidéo d'arcade. Elle attendait patiemment, le temps que quelqu'un arrive. Il lui avait dit de venir ici, dans ce quartier, au milieu des bandes blanches peintes sur le béton, reflétant les mille lumières de couleur. Elle attendait, encore et encore, rêvassante.
Il faisait chaud en ce beau mois d'août. Pourtant, la température ne la gênait pas le moins du monde. Des secondes, des minutes, et même des heures... La fille patientait sans s'énerver. Elle observait les gens. Certains transpiraient à cause de la chaleur nocturne. D'autres en profitaient pour mettre le plus beau haut sans manche qu'ils possédaient. Mais cela était difficile à regarder. Ce quartier avait une activité de nuit très intense, entérinée par la chaleur d'été. La jeune fille se régalait de ce spectacle simple, mais si passionnant. Elle aurait cependant tellement aimé sentir l'air chaud encore une fois...
"Que penses-tu de ça ? " surgit une voix profonde et douce.
Elle ne répondit pas avec des mots. A la place, seul un sourire était affiché sur son visage juvénile.
"Tu veux rester encore un peu ?"
Elle acquiesça.
"Très bien... "
L'enfant quitta lentement le sol, se trouvant désormais en lévitation. Elle s'avança vers l'un très nombreux passants. Un regard mélancolique se dessina sur ses traits fins.
" Je n'aurais jamais cru... que la foule pouvait être si belle... "
Elle tendit une main vers le passant.
" Que les humains... pouvaient être si beaux... "
Sa main traversa le visage de l'inconnu. Des larmes d'émotion naquirent au coin de ses yeux candides. La mystérieuse présence s'avança à son tour.
"Tu as assez attendu... Es-tu prête pour partir ?"
L'enfant se mordit la lèvre et passa une main tremblante dans ses cheveux châtains.
"Je n'ai pas le choix... " murmura-t-elle d'une voix presque inaudible.
La présence prononça une incantation mystique. Aussitôt, les figures lumineuses et colorées commencèrent à se brouiller, comme peintes à l'aquarelle.
La jeune fille trouverait enfin paix à son âme.
Physiquement, elle ne faisait pas grand chose, à part contempler ces arcs-en-ciel électriques qui servaient de publicité pour des bâtiments spécialisés dans les jeux vidéo d'arcade. Elle attendait patiemment, le temps que quelqu'un arrive. Il lui avait dit de venir ici, dans ce quartier, au milieu des bandes blanches peintes sur le béton, reflétant les mille lumières de couleur. Elle attendait, encore et encore, rêvassante.
Il faisait chaud en ce beau mois d'août. Pourtant, la température ne la gênait pas le moins du monde. Des secondes, des minutes, et même des heures... La fille patientait sans s'énerver. Elle observait les gens. Certains transpiraient à cause de la chaleur nocturne. D'autres en profitaient pour mettre le plus beau haut sans manche qu'ils possédaient. Mais cela était difficile à regarder. Ce quartier avait une activité de nuit très intense, entérinée par la chaleur d'été. La jeune fille se régalait de ce spectacle simple, mais si passionnant. Elle aurait cependant tellement aimé sentir l'air chaud encore une fois...
"Que penses-tu de ça ? " surgit une voix profonde et douce.
Elle ne répondit pas avec des mots. A la place, seul un sourire était affiché sur son visage juvénile.
"Tu veux rester encore un peu ?"
Elle acquiesça.
"Très bien... "
L'enfant quitta lentement le sol, se trouvant désormais en lévitation. Elle s'avança vers l'un très nombreux passants. Un regard mélancolique se dessina sur ses traits fins.
" Je n'aurais jamais cru... que la foule pouvait être si belle... "
Elle tendit une main vers le passant.
" Que les humains... pouvaient être si beaux... "
Sa main traversa le visage de l'inconnu. Des larmes d'émotion naquirent au coin de ses yeux candides. La mystérieuse présence s'avança à son tour.
"Tu as assez attendu... Es-tu prête pour partir ?"
L'enfant se mordit la lèvre et passa une main tremblante dans ses cheveux châtains.
"Je n'ai pas le choix... " murmura-t-elle d'une voix presque inaudible.
La présence prononça une incantation mystique. Aussitôt, les figures lumineuses et colorées commencèrent à se brouiller, comme peintes à l'aquarelle.
La jeune fille trouverait enfin paix à son âme.
- Pantouffe
- Messages : 837
Date d'inscription : 27/08/2018
Age : 28
Re: CC N°18 Thème 98 : Image
Jeu 20 Sep 2018 - 22:20
PAR HELLENIKA
L’artiste peignait de puis environ trois heures maintenant. L’envie s’était fait sentir plus tôt dans la soirée, après le dîner. Une envie irrésistible de faire sortir ce qu’il avait dans la tête. Ou plutôt un besoin urgent d’évacuer les souvenirs d’une journée un peu trop chargée. Il l’avait attendue longtemps pourtant cette journée, mais elle ne s’était pas passée tout à fait comme il l’escomptait. La nervosité due à l’adrénaline qui en était ressortie avait gonflée,éparpillant ses pensées en des centaines de mots, d’impressions, de sensations bigarrées, colorées. A lui en donner le vertige. Il se rappelait LA journée par flashs, parfois aussi flous qu’une mauvaise photo, parfois aussi nets qu’au travers de verres grossissants.
Alors depuis un peu plus de trois heures, il peignait. Il essayer de faire sortir ce qu’il avait en tête, s’attendant sans trop y croire à y voir plus clair, à se débarrasser de sa nervosité, à lâcher prise. Au pire, au moins cela lui ferait un souvenir. Il admirait ces artistes qui prétendaient peindre ce qu’ils avaient « dans leur cœur et avec leurs tripes », sans que cela ne ressemble à une vilaine chose sanglante. Son univers artistique se limitait à cela, d’habitude. Mais ce soir était différent. Il ne peignait pas avec ses tripes ce qu’il avait dans le cœur, mais avec ses mains et ce qu’il avait dans le cerveau. C’était beaucoup moins prétentieux.
Il fit deux pas en arrière, pour mieux voir son travail. Les couleurs étaient impressionnantes. Surtout quand on connaissait ses œuvres habituelles. Mais il remarqua que les dominantes étaient encore noires et grises (chassez le naturel, il revient au galop dirait sa mère) ce qui faisait mieux ressortir les autres couleurs, les faisant paraître lumineuses par contraste. Le flou de ses souvenirs ressortait bien dans ces mêmes couleurs, qui se mélangeaient presque les unes aux autres, tout en restant bien distinctes. Il ne se rappelait pas d’avoir jamais peint avec de tels effets. Il était inspiré ce soir.
Ce qui était le plus saisissant était sans doute le personnage au premier plan. Yuumei n’avait jamais parue plus petite et plus perdue que sur cette toile. Il l’avait dessinée et peinte à de nombreuses reprises mais là, il l’avait rajeunie de presque dix ans. Pourtant, elle était comme ça dans son souvenir.Ce jour-là, elle portait un t-shirt blanc tout simple, un minishort en jean, et un grand sweet à capuche qu’elle avait dû prendre dans la penderie de son frère. Il faudrait qu’il montre sa toile à Asano pour savoir si c’était bien son sweet.
En se rapprochant de son œuvre, il s’aperçut qu’il n’avait représenté aucun visage. Comme s’il n’avait pas fait l’effort de les mémoriser. Pourtant, il avait cette habitude depuis qu’il avait commencé à peindre, gardant toujours en tête les traits d’un visage particulier, ou même complétement banal, croisé au hasard d’une promenade pour le peindre, et tenter d’égayer ses sombres transfères d’âme dans ses toiles.
Yuumei lui avait dit qu’il devait arrêter de voir le noir partout. Mais il était comme ça. Un éternel pessimiste, comme le lui répétait sa mère. Elles seraient peut-être fières toutes les deux de voir cette toute nouvelle œuvre.Il appliqua encore quelques touches de couleurs par-ci par-là, et redessina au fusain les lignes noires et blanches au bas de la toile, afin qu’elles paraissent plus nettes. Après une minute de réflexion, il plongea un pinceau mousse dans son bocal d’eau propre et tamponna doucement la foule des personnages sans visage qui encadrait Yuumei sur le tableau. Comme ça, on les voyait encore moins. Après tout, l’objet qui ressortait de la toile, sans même qu’il ne l’ai fait volontairement, c’était Yuumei qui lui tournait le dos et c’était aussi bien.
Les gratte-ciel étaient bien visibles, quoique avec quelques taches d’eau eux aussi. Pas grave. Cela faisait s’étaler les halos lumineux des enseignes de la rue, cela lui plaisait. Il ne se rappelait pas qu’il y en ait eu autant d’ailleurs,lorsqu’ils se promenaient là tous les deux. Par contre, il se rappelait distinctement de cette chaleur et de ce bourdonnement dans ses oreilles après l’annonce
que lui avait fait Yuumei. Peut-être… que c’était pour ça qu’il l’avait représentée avec cette petite silhouette fine et enfantine ? Presque aussi petite et enfantine que l’être qui vivait en elle depuis un moins maintenant, d’après ce qu’elle lui avait dit.
Il se dit qu’il devrait encore patienter huit mois avant de pouvoir peindre l’objet de son choc d’hier et d’aujourd’hui, et de tester sur son image les noirs et les gris alliés aux couleurs éclatantes. Il n’avait absolument pas envie de le peindre en noir et blanc. Cette idée avait quelque chose de repoussant. Il appréciait toutes les nuances de gris qui pouvaient exister et qui capturaient un instant pour le magnifier, à l’image d’un cliché en noir et blanc. C’était cela que Yuumei ne comprenait pas. Elle préférait les contrastes. Mais pour une fois, les couleurs pourraient mieux représenter ce qu’il avait en tête, et ce qu’il ressentirait en voyant son enfant – wow voilà que l’adrénaline revenait. Il pensa avec ironie que c’était sans doute comme ça que se manifestait chez lui l’euphorie de la naissance.
Il recula une dernière fois pour embrasser du regard sa toile et décida qu’elle était terminée. Peut-être pourrait-il encore y faire quelques retouches, mais dans ce cas, il n’en finirait jamais. C’était son problème – le problème desartistes – il n’était jamais satisfait. Il sentait pourtant qu’il pouvait s’arrêta là sans trop de regrets pour la suite. Il voulait la montrer à Yuumei. Il jeta un coup d’œil à son radioréveil : les chiffres rouges indiquaient 4h dumatin. Il attendrait demain pour montrer son œuvre. Il se dirigea vers le lit qu’il avait installé dans son atelier pour des nuits comme celle-là et s’y laissa tomber, laissant la lumière allumée. La nervosité s’était transformée en quelque chose de moins éprouvant, de plus doux, et l’adrénaline redescendue laissait la place à la fatigue. Il s’endormit rapidement, après un dernier regard pour son tableau.
Alors depuis un peu plus de trois heures, il peignait. Il essayer de faire sortir ce qu’il avait en tête, s’attendant sans trop y croire à y voir plus clair, à se débarrasser de sa nervosité, à lâcher prise. Au pire, au moins cela lui ferait un souvenir. Il admirait ces artistes qui prétendaient peindre ce qu’ils avaient « dans leur cœur et avec leurs tripes », sans que cela ne ressemble à une vilaine chose sanglante. Son univers artistique se limitait à cela, d’habitude. Mais ce soir était différent. Il ne peignait pas avec ses tripes ce qu’il avait dans le cœur, mais avec ses mains et ce qu’il avait dans le cerveau. C’était beaucoup moins prétentieux.
Il fit deux pas en arrière, pour mieux voir son travail. Les couleurs étaient impressionnantes. Surtout quand on connaissait ses œuvres habituelles. Mais il remarqua que les dominantes étaient encore noires et grises (chassez le naturel, il revient au galop dirait sa mère) ce qui faisait mieux ressortir les autres couleurs, les faisant paraître lumineuses par contraste. Le flou de ses souvenirs ressortait bien dans ces mêmes couleurs, qui se mélangeaient presque les unes aux autres, tout en restant bien distinctes. Il ne se rappelait pas d’avoir jamais peint avec de tels effets. Il était inspiré ce soir.
Ce qui était le plus saisissant était sans doute le personnage au premier plan. Yuumei n’avait jamais parue plus petite et plus perdue que sur cette toile. Il l’avait dessinée et peinte à de nombreuses reprises mais là, il l’avait rajeunie de presque dix ans. Pourtant, elle était comme ça dans son souvenir.Ce jour-là, elle portait un t-shirt blanc tout simple, un minishort en jean, et un grand sweet à capuche qu’elle avait dû prendre dans la penderie de son frère. Il faudrait qu’il montre sa toile à Asano pour savoir si c’était bien son sweet.
En se rapprochant de son œuvre, il s’aperçut qu’il n’avait représenté aucun visage. Comme s’il n’avait pas fait l’effort de les mémoriser. Pourtant, il avait cette habitude depuis qu’il avait commencé à peindre, gardant toujours en tête les traits d’un visage particulier, ou même complétement banal, croisé au hasard d’une promenade pour le peindre, et tenter d’égayer ses sombres transfères d’âme dans ses toiles.
Yuumei lui avait dit qu’il devait arrêter de voir le noir partout. Mais il était comme ça. Un éternel pessimiste, comme le lui répétait sa mère. Elles seraient peut-être fières toutes les deux de voir cette toute nouvelle œuvre.Il appliqua encore quelques touches de couleurs par-ci par-là, et redessina au fusain les lignes noires et blanches au bas de la toile, afin qu’elles paraissent plus nettes. Après une minute de réflexion, il plongea un pinceau mousse dans son bocal d’eau propre et tamponna doucement la foule des personnages sans visage qui encadrait Yuumei sur le tableau. Comme ça, on les voyait encore moins. Après tout, l’objet qui ressortait de la toile, sans même qu’il ne l’ai fait volontairement, c’était Yuumei qui lui tournait le dos et c’était aussi bien.
Les gratte-ciel étaient bien visibles, quoique avec quelques taches d’eau eux aussi. Pas grave. Cela faisait s’étaler les halos lumineux des enseignes de la rue, cela lui plaisait. Il ne se rappelait pas qu’il y en ait eu autant d’ailleurs,lorsqu’ils se promenaient là tous les deux. Par contre, il se rappelait distinctement de cette chaleur et de ce bourdonnement dans ses oreilles après l’annonce
que lui avait fait Yuumei. Peut-être… que c’était pour ça qu’il l’avait représentée avec cette petite silhouette fine et enfantine ? Presque aussi petite et enfantine que l’être qui vivait en elle depuis un moins maintenant, d’après ce qu’elle lui avait dit.
Il se dit qu’il devrait encore patienter huit mois avant de pouvoir peindre l’objet de son choc d’hier et d’aujourd’hui, et de tester sur son image les noirs et les gris alliés aux couleurs éclatantes. Il n’avait absolument pas envie de le peindre en noir et blanc. Cette idée avait quelque chose de repoussant. Il appréciait toutes les nuances de gris qui pouvaient exister et qui capturaient un instant pour le magnifier, à l’image d’un cliché en noir et blanc. C’était cela que Yuumei ne comprenait pas. Elle préférait les contrastes. Mais pour une fois, les couleurs pourraient mieux représenter ce qu’il avait en tête, et ce qu’il ressentirait en voyant son enfant – wow voilà que l’adrénaline revenait. Il pensa avec ironie que c’était sans doute comme ça que se manifestait chez lui l’euphorie de la naissance.
Il recula une dernière fois pour embrasser du regard sa toile et décida qu’elle était terminée. Peut-être pourrait-il encore y faire quelques retouches, mais dans ce cas, il n’en finirait jamais. C’était son problème – le problème desartistes – il n’était jamais satisfait. Il sentait pourtant qu’il pouvait s’arrêta là sans trop de regrets pour la suite. Il voulait la montrer à Yuumei. Il jeta un coup d’œil à son radioréveil : les chiffres rouges indiquaient 4h dumatin. Il attendrait demain pour montrer son œuvre. Il se dirigea vers le lit qu’il avait installé dans son atelier pour des nuits comme celle-là et s’y laissa tomber, laissant la lumière allumée. La nervosité s’était transformée en quelque chose de moins éprouvant, de plus doux, et l’adrénaline redescendue laissait la place à la fatigue. Il s’endormit rapidement, après un dernier regard pour son tableau.
- Pantouffe
- Messages : 837
Date d'inscription : 27/08/2018
Age : 28
Re: CC N°18 Thème 98 : Image
Jeu 20 Sep 2018 - 22:21
PAR MALNIR
C’est une nuit de printemps, de celles qui embaument des arbres en fleurs et des bourgeons nouvellement éclos, de celles qui tièdes et rafraîchissantes à la fois, nous enveloppent dans une humeur tendre et propice aux romantisme. On laisse la fenêtre ouverte, on respire mieux. Les craintes s’apaisent tout en affleurant légèrement, et la sérénité de ces instants vient clapoter contre elles en vaguelettes légères. Une sensation intime nous saisis, nous libèrent des contraintes quotidiennes. On se débarrasse de nos vêtements mouillés par la transpiration par la chaleur du jour, et on rêve de se promener nus sous le croissant lunaire. Dans la solitude, on se le permet. En société, on endosse des étoffes légères, flottant sur le corps comme des caresses de tissus. La ville, alors, bruisse doucement des rumeurs de ces petits groupes d’amis qui, simplement vêtus, déambulent dans les rues, stationnent aux terrasses des bars. La fumée des cigarettes s’envole dans les airs, n’arrive pas à emplir les narines de ses odeurs âcres. Le monde se fait léger ; la lune l’attire, on croirait que les façades qui baignent dans ses lueurs diaprées vont s’arracher du sol ainsi que des bulles de champagne, et venir flotter jusqu’à elle.
La ville palpite alors, joyeuse et sereine. Elle somnole mais ne dort pas tout à fait. Et ses habitants le sentent. En ces instants, ses ruelles les plus glauques se chargent d’une familiarité rassurante. Le sang sur le sol semble onctueux comme une confiture de fraise. Les vitres brisées des plus infâmes bouges sont autant de plaques caramélisées, et la lune saupoudre tout de sucre glace. Un corps encore chaud devient un homme voluptueusement lové contre le trottoir, et son visage comme endormi fait oublier son crâne explosé. En ces nuits, le crime est aussi tendre et innocent que l’amour. Et l’amour est cerise.
Dans sa chambre,Cyliane repose sur un draps étendu sur le sol, qui se tord en vagues pourpres et douces autour de son jeune corps nu. La fenêtre grande ouverte laisse entrer en flots étourdissant les parfums des prunelliers de la place du marché, des bouleaux du parc et des cyprès du cimetière. Les rideaux se moirent et accrochent les éclats lunaires au grès de ses ondulations. Elle rêve. Ses amis voguent avec elle sur des flots languides, éclairés par des orbes ambrées. Un ciel de velours nuit les enveloppe, et de grands spectres iridescents les contemplent de leurs yeux astraux. Un parfum vient flotter jusqu’à elle ; bitume tiède, eau boueuse, pétales écrasées, et lentement, elle sent la réalité la rappeler. D’abord son odeur, puis les rumeurs de milles conversations, des moteurs, du vent entre les immeubles et les maisons, dans les ramures dansantes des arbres. Elle ouvre un œil, puis le second. Frissonne alors que ses sens reviennent, qu’elle sent son draps la caresser. Sur le rebord de la fenêtre, la silhouette toujours attentive du chat se découpe en ombre chinoise. Elle se redresse à demi. L’air printanier l’envahit, apaise son esprit. Il l’attire pressement à l’extérieur.
Elle sort donc,habillée d’une chemise et d’une jupe légères comme une gaze dans cette nuit. Les lampadaires aspergent les façades de pellicules de d’or et de cuivre. Quelque chose de puissamment rassurant, comme les bras d’un amant, l’enveloppe. Aussi déambule-t-elle posément le long des artères arborées, approchant sans cesse du cœur de la ville, dont elle entend les battements sourds envoyer la vie jusqu’aux plus infimes ramifications de celle-ci. Plus elle en approche, plus elle croise d’autres habitants. Comme dans un rêve, elle note leurs muscles roulant sous les peaux crémeuses, leurs mollets fuselés, leurs cheveux luisants, leurs poils doucement hérissés ou leurs yeux opalins.
Elle se promène,sans objectifs. Des escaliers tortueux de ruelles anciennes et décrépites, dont les façades partent en copeaux d’argent sous les feux lunaires, aux plus grands boulevards où les immeubles palpitent comme autant de braises dans l’âtre et au porches desquels se croisent hommes et femmes en un rythme effréné, ainsi que des fourmis affairées à jouir de l’existence. Elle fend cette foule sensuelle et joyeuse, la traverse sans s’émouvoir. À aucun moment elle n’est réellement éveillée. Elle ne dort pas pour autant. Elle rêve. L’air du centre ville est teinté d’alcool, il se fait liquoreux, l’étourdissait elle comme les milliers d’autres habitants folâtrant dans le clair-obscur urbain. Délicieusement ivres, ils glissent autour d’elle comme un blanc de poissons dans l’océan. Des guitares jouent quelque part, ailleurs une femme rit.
Et elle s’éloigne à nouveau ; le cœur flamboyant et enthousiaste de la cité est dans son dos désormais. Les rues se font plus calmes. Toujours la rumeur de la fête vient jusqu’à elle, mais elle est surpassée par les pas feutrés des chats, se mouvant douillettement dans leurs douces fourrures. C’est en en caressant un qu’elle le voit, à quelques distances, faisant de même. Soudain, leurs regards se croisent. Le sien clair et limpide, l’autre sombre et doré. Ils finissent par se redresser, avancer l’un vers l’autre. On les croirait portés par la marée l’un vers l’autre. Elle, blanche et lunaire ; lui, brun et solaire. En un instant atmosphériques ils se rencontrent. Les lumières un instant chancellent, l’obscurité tiède envahi la rue, puis reflue à nouveau,radieuse. Et les deux s’éloignent déjà sans avoir même échangés un mot. Ils savent, quelque part, qu’ils se reverront.
La ville palpite alors, joyeuse et sereine. Elle somnole mais ne dort pas tout à fait. Et ses habitants le sentent. En ces instants, ses ruelles les plus glauques se chargent d’une familiarité rassurante. Le sang sur le sol semble onctueux comme une confiture de fraise. Les vitres brisées des plus infâmes bouges sont autant de plaques caramélisées, et la lune saupoudre tout de sucre glace. Un corps encore chaud devient un homme voluptueusement lové contre le trottoir, et son visage comme endormi fait oublier son crâne explosé. En ces nuits, le crime est aussi tendre et innocent que l’amour. Et l’amour est cerise.
Dans sa chambre,Cyliane repose sur un draps étendu sur le sol, qui se tord en vagues pourpres et douces autour de son jeune corps nu. La fenêtre grande ouverte laisse entrer en flots étourdissant les parfums des prunelliers de la place du marché, des bouleaux du parc et des cyprès du cimetière. Les rideaux se moirent et accrochent les éclats lunaires au grès de ses ondulations. Elle rêve. Ses amis voguent avec elle sur des flots languides, éclairés par des orbes ambrées. Un ciel de velours nuit les enveloppe, et de grands spectres iridescents les contemplent de leurs yeux astraux. Un parfum vient flotter jusqu’à elle ; bitume tiède, eau boueuse, pétales écrasées, et lentement, elle sent la réalité la rappeler. D’abord son odeur, puis les rumeurs de milles conversations, des moteurs, du vent entre les immeubles et les maisons, dans les ramures dansantes des arbres. Elle ouvre un œil, puis le second. Frissonne alors que ses sens reviennent, qu’elle sent son draps la caresser. Sur le rebord de la fenêtre, la silhouette toujours attentive du chat se découpe en ombre chinoise. Elle se redresse à demi. L’air printanier l’envahit, apaise son esprit. Il l’attire pressement à l’extérieur.
Elle sort donc,habillée d’une chemise et d’une jupe légères comme une gaze dans cette nuit. Les lampadaires aspergent les façades de pellicules de d’or et de cuivre. Quelque chose de puissamment rassurant, comme les bras d’un amant, l’enveloppe. Aussi déambule-t-elle posément le long des artères arborées, approchant sans cesse du cœur de la ville, dont elle entend les battements sourds envoyer la vie jusqu’aux plus infimes ramifications de celle-ci. Plus elle en approche, plus elle croise d’autres habitants. Comme dans un rêve, elle note leurs muscles roulant sous les peaux crémeuses, leurs mollets fuselés, leurs cheveux luisants, leurs poils doucement hérissés ou leurs yeux opalins.
Elle se promène,sans objectifs. Des escaliers tortueux de ruelles anciennes et décrépites, dont les façades partent en copeaux d’argent sous les feux lunaires, aux plus grands boulevards où les immeubles palpitent comme autant de braises dans l’âtre et au porches desquels se croisent hommes et femmes en un rythme effréné, ainsi que des fourmis affairées à jouir de l’existence. Elle fend cette foule sensuelle et joyeuse, la traverse sans s’émouvoir. À aucun moment elle n’est réellement éveillée. Elle ne dort pas pour autant. Elle rêve. L’air du centre ville est teinté d’alcool, il se fait liquoreux, l’étourdissait elle comme les milliers d’autres habitants folâtrant dans le clair-obscur urbain. Délicieusement ivres, ils glissent autour d’elle comme un blanc de poissons dans l’océan. Des guitares jouent quelque part, ailleurs une femme rit.
Et elle s’éloigne à nouveau ; le cœur flamboyant et enthousiaste de la cité est dans son dos désormais. Les rues se font plus calmes. Toujours la rumeur de la fête vient jusqu’à elle, mais elle est surpassée par les pas feutrés des chats, se mouvant douillettement dans leurs douces fourrures. C’est en en caressant un qu’elle le voit, à quelques distances, faisant de même. Soudain, leurs regards se croisent. Le sien clair et limpide, l’autre sombre et doré. Ils finissent par se redresser, avancer l’un vers l’autre. On les croirait portés par la marée l’un vers l’autre. Elle, blanche et lunaire ; lui, brun et solaire. En un instant atmosphériques ils se rencontrent. Les lumières un instant chancellent, l’obscurité tiède envahi la rue, puis reflue à nouveau,radieuse. Et les deux s’éloignent déjà sans avoir même échangés un mot. Ils savent, quelque part, qu’ils se reverront.
- Pantouffe
- Messages : 837
Date d'inscription : 27/08/2018
Age : 28
Re: CC N°18 Thème 98 : Image
Jeu 20 Sep 2018 - 22:22
PAR MÉLODIE
Langoureuse, Maria laisse les lumières acides lui lécher la peau.
Un déchanché, décocher un regard à droite, pause. Le mouvement reprend : se déchaîner, à toute allure les courbes se déploient, une jambe à droite et se retire, coup de hanches, lève les bras et se laisse glisser à terre, Myriam porte son verre à ses lèvres depuis le public : jour de congé pour elle.
_________________________________________________________
Les yeux de Myriam trouvent soudain un objet intrigant : une enfant ? Qui aurait amené une petite ici ?
Son verre claque sur le comptoir et ses talons sur le sol. Elle s'accroupit : « Petite ?» « Tu es perdue ? »
Ouh... Elle a l'air débrouillarde. Elle fait même un peu peur.
« Je ne suis pas perdue. Je n'ai pas besoin de toi, tu ferais mieux de rassasier. »
« Quoi ? » Est-ce qu'elle a vraiment dit ça ? Le bruit ambiant couvre les paroles.
« Attends...Viens avec moi, je vais t'emmener dehors. »
La petite dégage son bras avec un regard glaçant et s'esquive.
« Eh ! EH !… Tssk. Sale môme. »
Sourire goguenard de Larry derrière le bar.
« Arrête de te marrer et préviens la sécu, si les parents nous collent un procès on est mal ! »
Il hausse les mains et les sourcils.
Et dire qu'elle a eu le béguin pour lui. Il est plutôt minable en fait. Exaspérant et... Con. Trop lent à la détente. Ah ? Il restait de la tequila.
_________________________________________________________
« Ah non mais ce regard flippant elle l'a depuis toujours !, rigole le père devant ses amis. Je vous jure, si c'était pas ma fille je la jetterais
dehors de trouille ! » Il se croit drôle. Sel, elle le méprise.
Lui il est moche, est-ce que c'est mieux ?
Elle s'enferme dans sa chambre et elle se penche sur ses poupées. Le bruit du salon suinte par les murs, cet appartement est trop éclairé, trop propre, trop onirique. Sel ferme sa main sur le portefeuille qu'elle a volé et entreprend de découvrir son contenu. Un homme, OK. On le savait. Son nom : Robert Jeremy Payton. Pas mal ! Elle retourne la carte d'identité, rien. Au fond des petites poches, pas de photo de femme ni d'enfant. De l'argent, deux tickets de caisse pliés en vrac.
C'est tout.
Pas très intéressant.
Elle déplie les genoux et va ouvrir le tiroir où sont les autres gens. La carte d'identité y tombe, et le portefeuille est enfoui dans la corbeille.
L'argent va dans ses poches de manteau, pour acheter des choses amusantes à sa prochaine sortie.
Elle ira par le grand parc cette fois-ci, en empruntant l'allée de droite qui est dissimulée dans les arbres, et ira explorer après le mur du fond.
Sel s'ennuie.
Sel s'ennuie.
Sel... s'ennuie à mourir.
Sel met de la musique.
Sel s'assied sur son lit.
Sel s'allonge sur le sol.
Sel écoute les amis de son père dire au revoir.
Sel va aller manger.
Sel va refuser le poisson.
C'est dégoûtant le poisson.
Ça lui fait penser à la vendeuse de rue d'il y a quelques jours : ça, c'était drôlement bon ! Des gâteaux sur des bâtons, avec des pastilles dessus. Si on a assez d'argent, on peut en faire de toutes sortes. Et les plats du quartier japonais aussi. Ce n'est pas à la maison qu'on en mange...
Ah, et demain il y a école. Sel va changer l'argent de place pour qu'on ne lui prenne pas.
Elle a hâte d'être au cours de danse, mais en rangeant son T-shirt de rechange, lui vient la pensée qu'elle ne saura jamais danser de cette façon magique. Cette fille dans le club... Un jour, elle sera aussi belle !
Un déchanché, décocher un regard à droite, pause. Le mouvement reprend : se déchaîner, à toute allure les courbes se déploient, une jambe à droite et se retire, coup de hanches, lève les bras et se laisse glisser à terre, Myriam porte son verre à ses lèvres depuis le public : jour de congé pour elle.
_________________________________________________________
Les yeux de Myriam trouvent soudain un objet intrigant : une enfant ? Qui aurait amené une petite ici ?
Son verre claque sur le comptoir et ses talons sur le sol. Elle s'accroupit : « Petite ?» « Tu es perdue ? »
Ouh... Elle a l'air débrouillarde. Elle fait même un peu peur.
« Je ne suis pas perdue. Je n'ai pas besoin de toi, tu ferais mieux de rassasier. »
« Quoi ? » Est-ce qu'elle a vraiment dit ça ? Le bruit ambiant couvre les paroles.
« Attends...Viens avec moi, je vais t'emmener dehors. »
La petite dégage son bras avec un regard glaçant et s'esquive.
« Eh ! EH !… Tssk. Sale môme. »
Sourire goguenard de Larry derrière le bar.
« Arrête de te marrer et préviens la sécu, si les parents nous collent un procès on est mal ! »
Il hausse les mains et les sourcils.
Et dire qu'elle a eu le béguin pour lui. Il est plutôt minable en fait. Exaspérant et... Con. Trop lent à la détente. Ah ? Il restait de la tequila.
_________________________________________________________
« Ah non mais ce regard flippant elle l'a depuis toujours !, rigole le père devant ses amis. Je vous jure, si c'était pas ma fille je la jetterais
dehors de trouille ! » Il se croit drôle. Sel, elle le méprise.
Lui il est moche, est-ce que c'est mieux ?
Elle s'enferme dans sa chambre et elle se penche sur ses poupées. Le bruit du salon suinte par les murs, cet appartement est trop éclairé, trop propre, trop onirique. Sel ferme sa main sur le portefeuille qu'elle a volé et entreprend de découvrir son contenu. Un homme, OK. On le savait. Son nom : Robert Jeremy Payton. Pas mal ! Elle retourne la carte d'identité, rien. Au fond des petites poches, pas de photo de femme ni d'enfant. De l'argent, deux tickets de caisse pliés en vrac.
C'est tout.
Pas très intéressant.
Elle déplie les genoux et va ouvrir le tiroir où sont les autres gens. La carte d'identité y tombe, et le portefeuille est enfoui dans la corbeille.
L'argent va dans ses poches de manteau, pour acheter des choses amusantes à sa prochaine sortie.
Elle ira par le grand parc cette fois-ci, en empruntant l'allée de droite qui est dissimulée dans les arbres, et ira explorer après le mur du fond.
Sel s'ennuie.
Sel s'ennuie.
Sel... s'ennuie à mourir.
Sel met de la musique.
Sel s'assied sur son lit.
Sel s'allonge sur le sol.
Sel écoute les amis de son père dire au revoir.
Sel va aller manger.
Sel va refuser le poisson.
C'est dégoûtant le poisson.
Ça lui fait penser à la vendeuse de rue d'il y a quelques jours : ça, c'était drôlement bon ! Des gâteaux sur des bâtons, avec des pastilles dessus. Si on a assez d'argent, on peut en faire de toutes sortes. Et les plats du quartier japonais aussi. Ce n'est pas à la maison qu'on en mange...
Ah, et demain il y a école. Sel va changer l'argent de place pour qu'on ne lui prenne pas.
Elle a hâte d'être au cours de danse, mais en rangeant son T-shirt de rechange, lui vient la pensée qu'elle ne saura jamais danser de cette façon magique. Cette fille dans le club... Un jour, elle sera aussi belle !
- Pantouffe
- Messages : 837
Date d'inscription : 27/08/2018
Age : 28
Re: CC N°18 Thème 98 : Image
Jeu 20 Sep 2018 - 22:22
PAR HOREMAKHET
Rien n’est plus lugubre est rassurant qu’une ville. Quintessence de la vie est formidable ossuaire, cyclothymique comme la girouette humorale de la nature humaine qui se réjouie et se déprime d’un coup de vent. Toute ville est nécropole et pouponnière. Si elle est suffisamment achalandée, on peut y naître et y mourir sans avoir ressenti le besoin d’en franchir le périphérique. On peut changer le monde sans quitter son arrondissement.
Pourtant, ce Rubicon-là, notre protagoniste devait le passer bien souvent. Trop à son goût. C’est une odyssée moderne, que d’affronter les cataractes de la circulation, tomber de charybde en scylla dans le dédale faisandé du métropolitain, remonter à contre-courant un trottoir trop étroit pour que trois personnes y marchassent de front. Et interdiction de lever le regard pour admirer la rambleur céleste affalée sur la terre, les astres domptés, entubés dans des néons aux irisations boréales, sous peine de se fouler la cheville au détour d’un caniveau ou, d’être la risée du Landerneau en en foulant quelque chose d’indicible.
Heureusement, il n’y a pas que le métropolitain et la marche pour les analphabètes du volant qui s’improvise Ulysse, sans avoir suffisamment de temps à perdre ou à tuer pour transformer leur périple en roman de Joyce. Et Notre protagoniste, qui pourrait être moi s’il n’était personne, n’avait pas le temps de marcher ni le loisir de prendre une rame. Naturellement, il n’avait rien contre les pagaies ; mais il sentait sourdre un incoercible prurit d’agonir d’injures les cheminots qui semaient la pagaille, plus particulièrement à cette heure à peine tardive où en des temps plus heureux rugissaient sur les rails les nefs effilés de la RATP.
Résignation oblige, il restait les bus.
Le bus est contemplatif. Le bus aime se faire attendre, et même lancé il affectionne s’attarder à chaque recoin, pour aguicher les passants. Mais quel joie d’être ballotté par ses gracieux soubresauts qui nous bercent quand on sait qu’au bout du tunnel et des nids de poule, il y a la destination, le nid douillet qu’on quittera avec regret le lendemain surtout en perspective des efforts à déployer pour le reconquérir chaque soir !
Mais nous l’avons dit, si le bus est contemplatif, il aime également se faire attendre. Et justement, notre cobaye attendait, prêtant naïvement l’oreille malgré le brouhaha infernal des engins pétaradant, caracolant, klaxonnant comme une cohorte démoniaque s’enfonçant dans le néant des enseignes aux LED palpitantes.
D’ordinaire, c’est dans ces moments que l’homme se rengorge. Le visage fermé, sévère, il devint nihiliste et misanthrope. Diable de consumérisme qui me broie et me persécute ! Sodome réincarnée, Babel funeste peuplée de fantômes. Combien de morts, de viandes écrasées sur ce passage clouté hypocritement pâle ? Quels sont ces cages de plâtre et de ferraille où l’on loge le terreau de demain, croupissant dans des cellules où s’ennuierait une poule ? Pourquoi cette ricanante folie peinte sur les réclames, ces visage émerillonnés, ces minois gracieux de vestales ou élégantes figures d’éphèbes délicatement halé ? S’il nous restait une once de bon sens, quelle horreur on ressentirait à la vue déchirante de ce contraste aveuglant entre le clignotement de la vanité et l’abysse insatiable qui attend ?
Ces fourmis qui se pressent, comme si courir permettait d’échapper à la fatalité, drones humains qui ont troqués leur lucidité contre l’illusion de l’importance, qui se donne des titres pompeux, des missions stimulantes, qui pousse l’orgueil jusqu’à se projeter dans le futur comme si le fait de vivre n’était plus une anomalie temporaire, et qu’il faudra bien un jour se corriger.
Il serait tellement aisé de mettre un terme à cette laborieuse comédie, mais c’est de l’ordre des moyens que l’on n’emploie qu’une fois ! Ou bien, il y a mieux : puisque le bus tarde, on peut réformer, on peut rebâtir ! Dans un élan d’humanisme, on se demande comment briser les chaînes, reforger les parcelles, ressouder les liens, disloquer le carcan et faire un banc, une tonnelle, un kiosque, enfin, quelque chose de guilleret, d’original qui n’a pu germer que dans notre esprit sagace d’honnête homme clairvoyant. Car, c’est pour nous qu’existe ce monde ! Le voisin est forcément un crétin, les gloires politiques, artistiques, littéraires, universitaires…Des parvenus, des usurpateurs ! Nous, on est Phidias est Picasso, Platon et Enthoven, nous on est l’ubermensch Nietzschéen, et même sans l’avoir lu, on trouve bien sot les animaux qui nous entoure de nous estimer au mieux comme un obstacle sur le chemin, à contourner précautionneusement pour ne pas perdre de précieuses secondes dans la courses au feu rouge.
Puis, le penseur relève la tête.
Le bus arrive. Il ne faudrait pas le rater.
Pourtant, ce Rubicon-là, notre protagoniste devait le passer bien souvent. Trop à son goût. C’est une odyssée moderne, que d’affronter les cataractes de la circulation, tomber de charybde en scylla dans le dédale faisandé du métropolitain, remonter à contre-courant un trottoir trop étroit pour que trois personnes y marchassent de front. Et interdiction de lever le regard pour admirer la rambleur céleste affalée sur la terre, les astres domptés, entubés dans des néons aux irisations boréales, sous peine de se fouler la cheville au détour d’un caniveau ou, d’être la risée du Landerneau en en foulant quelque chose d’indicible.
Heureusement, il n’y a pas que le métropolitain et la marche pour les analphabètes du volant qui s’improvise Ulysse, sans avoir suffisamment de temps à perdre ou à tuer pour transformer leur périple en roman de Joyce. Et Notre protagoniste, qui pourrait être moi s’il n’était personne, n’avait pas le temps de marcher ni le loisir de prendre une rame. Naturellement, il n’avait rien contre les pagaies ; mais il sentait sourdre un incoercible prurit d’agonir d’injures les cheminots qui semaient la pagaille, plus particulièrement à cette heure à peine tardive où en des temps plus heureux rugissaient sur les rails les nefs effilés de la RATP.
Résignation oblige, il restait les bus.
Le bus est contemplatif. Le bus aime se faire attendre, et même lancé il affectionne s’attarder à chaque recoin, pour aguicher les passants. Mais quel joie d’être ballotté par ses gracieux soubresauts qui nous bercent quand on sait qu’au bout du tunnel et des nids de poule, il y a la destination, le nid douillet qu’on quittera avec regret le lendemain surtout en perspective des efforts à déployer pour le reconquérir chaque soir !
Mais nous l’avons dit, si le bus est contemplatif, il aime également se faire attendre. Et justement, notre cobaye attendait, prêtant naïvement l’oreille malgré le brouhaha infernal des engins pétaradant, caracolant, klaxonnant comme une cohorte démoniaque s’enfonçant dans le néant des enseignes aux LED palpitantes.
D’ordinaire, c’est dans ces moments que l’homme se rengorge. Le visage fermé, sévère, il devint nihiliste et misanthrope. Diable de consumérisme qui me broie et me persécute ! Sodome réincarnée, Babel funeste peuplée de fantômes. Combien de morts, de viandes écrasées sur ce passage clouté hypocritement pâle ? Quels sont ces cages de plâtre et de ferraille où l’on loge le terreau de demain, croupissant dans des cellules où s’ennuierait une poule ? Pourquoi cette ricanante folie peinte sur les réclames, ces visage émerillonnés, ces minois gracieux de vestales ou élégantes figures d’éphèbes délicatement halé ? S’il nous restait une once de bon sens, quelle horreur on ressentirait à la vue déchirante de ce contraste aveuglant entre le clignotement de la vanité et l’abysse insatiable qui attend ?
Ces fourmis qui se pressent, comme si courir permettait d’échapper à la fatalité, drones humains qui ont troqués leur lucidité contre l’illusion de l’importance, qui se donne des titres pompeux, des missions stimulantes, qui pousse l’orgueil jusqu’à se projeter dans le futur comme si le fait de vivre n’était plus une anomalie temporaire, et qu’il faudra bien un jour se corriger.
Il serait tellement aisé de mettre un terme à cette laborieuse comédie, mais c’est de l’ordre des moyens que l’on n’emploie qu’une fois ! Ou bien, il y a mieux : puisque le bus tarde, on peut réformer, on peut rebâtir ! Dans un élan d’humanisme, on se demande comment briser les chaînes, reforger les parcelles, ressouder les liens, disloquer le carcan et faire un banc, une tonnelle, un kiosque, enfin, quelque chose de guilleret, d’original qui n’a pu germer que dans notre esprit sagace d’honnête homme clairvoyant. Car, c’est pour nous qu’existe ce monde ! Le voisin est forcément un crétin, les gloires politiques, artistiques, littéraires, universitaires…Des parvenus, des usurpateurs ! Nous, on est Phidias est Picasso, Platon et Enthoven, nous on est l’ubermensch Nietzschéen, et même sans l’avoir lu, on trouve bien sot les animaux qui nous entoure de nous estimer au mieux comme un obstacle sur le chemin, à contourner précautionneusement pour ne pas perdre de précieuses secondes dans la courses au feu rouge.
Puis, le penseur relève la tête.
Le bus arrive. Il ne faudrait pas le rater.
- Pantouffe
- Messages : 837
Date d'inscription : 27/08/2018
Age : 28
Re: CC N°18 Thème 98 : Image
Jeu 20 Sep 2018 - 22:26
PAR PANTOUFFE
(inachevé)
https://www.youtube.com/watch?v=w0qVciN4lTs&feature=youtu.be
- Kalimankou Denkou - /watch?v=R1Y6126pEno - malka moma by Neli Andreeva (beautiful angelic singing) - /watch?v=-_gm0j1H1kc - kaval sviri - /watch?v=hVqrW-fPOQ0 (one of my favourites) - vecheryai rado - /watch?v=cto5fwLHxKA - zaidi, zaidi iasno slantce - /watch?v=4MdwDng0i2c - sedyanka - /watch?v=vxmr0EnT5C0 - ergen deda - /watch?v=lQXes4JFyIU - Prituri se planinata - /watch?v=0qYFtjtiJqo - dva shopski dueta - pure folklore singing - /watch?v=b4kOiEcmr9o - Kalugerine - /watch?v=E80FQ-T5RJk (very interesting, typical BG song techniques) - Danjova mama - /watch?v=kAXNdD6C8PM - Bezrodna nevesta - /watch?v=iHtnz_2O8mY - Shto li + Who am I? - /watch?v=RvCbimBpHuI (more modern, PC game soundtrack) - Shto li - /watch?v=cq44F1iV8GU (with orchestra) - dragana i slavei - /watch?v=BWcRs31k_m8 - begala rada - /watch?v=mxmDSeCWKmo (enchanting song) - prehvrakna ptichka - /watch?v=BRlTgEhwBck - more zajeni se gyuro - /watch?v=bw1_5fkpF84 - pilence pee - /watch?v=5v3piS-mScI - dreme mi se lega mi se - /watch?v=IiYNpr2wn9c - lale li si - /watch?v=Mrv4yPTJSjU - Trendafilcheto - /watch?v=Qdvc0FbR3oQ - Dumba - /watch?v=wGM8z8qeTDo - Prituri se planinata - modern mix Step Up 4 - /watch?v=737M_NsABcY
https://www.youtube.com/watch?v=w0qVciN4lTs&feature=youtu.be
- Kalimankou Denkou - /watch?v=R1Y6126pEno - malka moma by Neli Andreeva (beautiful angelic singing) - /watch?v=-_gm0j1H1kc - kaval sviri - /watch?v=hVqrW-fPOQ0 (one of my favourites) - vecheryai rado - /watch?v=cto5fwLHxKA - zaidi, zaidi iasno slantce - /watch?v=4MdwDng0i2c - sedyanka - /watch?v=vxmr0EnT5C0 - ergen deda - /watch?v=lQXes4JFyIU - Prituri se planinata - /watch?v=0qYFtjtiJqo - dva shopski dueta - pure folklore singing - /watch?v=b4kOiEcmr9o - Kalugerine - /watch?v=E80FQ-T5RJk (very interesting, typical BG song techniques) - Danjova mama - /watch?v=kAXNdD6C8PM - Bezrodna nevesta - /watch?v=iHtnz_2O8mY - Shto li + Who am I? - /watch?v=RvCbimBpHuI (more modern, PC game soundtrack) - Shto li - /watch?v=cq44F1iV8GU (with orchestra) - dragana i slavei - /watch?v=BWcRs31k_m8 - begala rada - /watch?v=mxmDSeCWKmo (enchanting song) - prehvrakna ptichka - /watch?v=BRlTgEhwBck - more zajeni se gyuro - /watch?v=bw1_5fkpF84 - pilence pee - /watch?v=5v3piS-mScI - dreme mi se lega mi se - /watch?v=IiYNpr2wn9c - lale li si - /watch?v=Mrv4yPTJSjU - Trendafilcheto - /watch?v=Qdvc0FbR3oQ - Dumba - /watch?v=wGM8z8qeTDo - Prituri se planinata - modern mix Step Up 4 - /watch?v=737M_NsABcY
Au gré des écoulements de la foule d'aquarelle, un os craque dans son long fourreau de chair. Une jambe se tord, ricane, et fait plier l'infirme. Autour de lui le monde dilué s'embrouille un peu plus de couleurs et de gestes, persiste dans l’apogée de sa liquéfaction, distillant au compte goutte l'humanité visible, traits vagues bataillant dans un gruau de couleurs. Des grappes de doigts éclosent dans cette brume troublée, puis se flétrissent, décroisent, les pupilles glissent sur lui comme des balles de fusilles, les regards filent sans trêve comme des billes colorées, s'entrechoquent dans la nuit, les membres fendent l'air en ondes pâles, soniques, avant d'aller vibrer sur une fréquence brouillée, dans des giclées d'écume et des draps de fumée. Un flou artistique s'est posé sur la ville, a envahi les rues. Un suaire de gaze repose sur les visages, les corps modelés de brouillard, les bâtiments à l'âme gueulante, dont les néons dégoulinent sur les rues comme des formes huileuses. Les bâtiments ondulent, énormes flammes chatoyantes sur la toile râpeuse du ciel, bardés de lumières qui sont autant d’étincelles ou de rebuts de guirlandes errant à travers l'espace limbique de la cité nocturne. Il n'est pas une seule chose dans la ville qui ne soit pas en mouvement, depuis les rayures sinueuses des passages piétons jusqu'aux feux clignotants, en passant par les bancs publiques gondolés, les poubelles qui fleurissent, les arbres secoués par un vent tapageur- les façades écornées aux longs squames de peinture et d'affiches publicitaires mourantes se détachent de leur structure de ciment et d'acier pour glisser lascivement au milieu de la foule, lames friables découpant des ballets dans cette orgie pâteuse. Écume grouillante, gravillonneuse, filant sur les trottoirs en vagues informes piquetées de reliefs humains. La foule, foisonnante et liquide, a de minces filets de corps, d'énormes vagues de membres, qui forment ensemble une pâle immensité tourbillonnante, un amas nébulaire de chair lactescente, faîte buée. C'est une condensation humaine sur la vitre froide de la nuit, une fumée grasse dont les vapeurs se propagent à travers les trottoirs. Oui, ce soir, tout dans la ville est voué à une mouvance puissante, inextinguible, fiévreuse et démantibulante, une agitation corrosive qui délite les frontières corporelles pour créer une anatomie insensée à la cité, bien au-delà des formes humaines ou architecturales. C'est un corps commun aux bâtiments et à ceux qui les peuplent. Tout est maintenant animé, parcouru d'un arc électrique et d'un fluide léthifère qui relie chaque existence physique, chaque géométrie sculptée au sein de l'espace. Tout est là, dans ce grouillement inepte, ce vaste bouillonnement d'angles fondus, de lumières collantes, et de membres laiteux. Un brouillard poisseux constellé de matières molles, de formes dures, une collectivité recréé dans la fange. Un exquis bouillonnement, une intimité absolue et sauvage.
Mais il est là. Planté dans la foule comme une écharde de verre, au sein de la ville comme une coupure pâle. Silhouette gracile et courbée sur sa cane, une main sur la gorge pour étouffer un cri. Les gencives poisseuses à force de grincements. Les dents rougies. Exténué, il est là. Dans sa propre pâleur, sa propre dilution, anatomie coupante et cassante, hérissée d'une blondeur fadasse qui frissonne sur son crâne comme de l'herbe mourante. Il est là, sans y être, immobile, exsangue, impropre à se fondre dans la masse goulue qui glisse autour de lui. Grain de sel dans ce bouillonnement glaiseux, tendre et fertile, cette symbiose dansante. La ville ne veut pas de lui. Ni ses immeubles gourds, oscillants d’ivresses nocturnes, ni ses habitantes aux formes vagues, esquifs duveteuses soulevant à leur passage les pans de son manteau de leurs frôlements brutaux, violents d'indifférence. Les plis coulants claquent sur son corps, s'emparent de ses contours afin de les défaire. La nuit calanche, repue de liqueurs, abreuvée de bruits. Langoureuse elle se tasse, dégueulant des lumières chamarrées qui jaillissent comme autant de viscères déroulées puis tordues à l'envie ; technicolor sordide et serpentin pyrogravant l’urbaine grumeleuse. Elle tangue lascivement au-dessus de lui, renverse ses ténèbres pétroleuses sur la foule- crée une mélasse commune dans laquelle peuvent s’ébattent bâtiments et humains, dans une orgie de néons et de lampadaires ardents, turgescences lumineuses, aciers phosphorescents, échine pesante des routes, ruelles béantes, porches moites affamés aux embrasures craquantes de faim, et bars d'or et de rose où l'aube clapote en promesse au fond des verres, où l'aurore point dans les yeux animaux fichés au sein d'une chair qui se veut consommable, perméable, sensible à la caresse, aux mots d'amour infects enrobés par l’ivresse. La ville tournoie, danse et se cambre, se creuse d'absences fugaces puis de fringales faunesques. Et lui se creuse aussi, de crispations nerveuses, de douleurs en flambeaux qui grésillent dans sa viande. Ses sens aussi tournoient, ses entrailles sont fangeuses à l'image de la foule, sculptées par un mouvement (une nausée, une souffrance), sa gorge est tout aussi glaireuse que la cité est moite. Il sue et tremble, est en proie lui aussi à une métamorphose, module sa forme rance dans son costume fripé.
La nausée ondule à fleur de l'épiderme, le soulève d'un frisson, menace même d'y éclore en un bouquets de couleurs bileuses, verts pâles translucides, blancs liliaux et cireux, rouges dragons inquiétants, champs de bille en bataille sur son maigre visage, sur sa gueule de martyr, d'éclater printanière à ses lèvres boueuses ; en gerbes grumeleuses, en vrilles de puanteur, elle aspire à s'étendre, coruscante et vernale. La douleur danse accolée à ses nerfs, les enroule autour d'elle puis les tranche, et les noue, propage un chant caquetant au gré du corps suant. Les yeux fiévreux, la gueule blême, il attend que les tremblements aient cessé de le secouer, que la crise passe sur lui et relâche son étreinte, rappelle ses effluences et ses calamités.
La jambe traîtresse ondule encore sous lui, guibole caoutchouteuse semblant danser au bout de son tronc comme un long morceau de viande, un assemblage d'osselets, de tendons filandreux. Une babiole prothétique qui ne serait pas la sienne, brinquebalant dans la brise vespérale remontée des égouts, des restaurants et des bouches de métros. Son haleine est moins avinée que celle de la ville, mais tout aussi nauséabonde. Aucun des parfums dont il s'est aspergé n'y changera quelque chose. Citron, orange, sous-bois, pelures aromatiques, pulpes drainées, écorces desquamées, tendres fleurs écorchées, agrumes condensées- carnage odorifère, en vain. Aucune des odeurs sucrées qui s'accrochent à ses mains ne pourra couvrir cet éternel relent de médicament, ce méphitique suintement d'angoisse. La boulangerie qui hante ses paumes, les pâtisseries fantômes dansant au gré de ses doigts, ne sont qu'un calque de plus posé sur son long corps fiévreux, silex primordiale drapé de chair friable. Mince feuillet d'illusions pour le squelette d'une arme. Les spectres chocolatés qui maculent le thème acide de son odeur, les brouillards vanillés, floraux, lourds de sucre et de miel, qui vaguent mollement au gré des rayonnages de sa pâtisserie, et s'échouent tendrement sur sa peau (l'imprègnent comme des caresses drainées, des haleines amoureuses), s'échappent de la cuisine où le pain gonfle et dore et craque, et vie, respire, languit- aucune de ces douceurs ne peut supplanter l'acidité de la peur ni le piquant de l'envie. Et les deux sont là, qui s'expriment sur ses lèvres en pellicule billeuse, les deux s'entremêlent dans sa respiration.
C'est trop de douleur qui les a sculpté dans ses entrailles glaiseuses, c'est trop de labeur, trop d'attente. La frustration les a mise là, et les moqueries ont exalté leur présence indésirable, ont fait germer les ronciers du mal dans ce gris ventre creux. Ce sont les années stériles agrippées à la bible, les crucifix aveugles sur les murs décorés, ce sont- les cloisons bouillonnantes de la Maison, les cloques de peinture purulentes de mots, les foules grouillantes aux grelots de couteaux et de dents de lait giclantes. Aux cymbales de claques, trompettes de hurlements, castagnettes de morsures, orphéon des sauvages attendant sa venue, attendant de muer sous l'injonction divine son vacarme en chœurs purs de moineaux angéliques. Ce sont les draps d’hôpital et le visage interminablement tombant de Père (tout allait vers la chute, tout coulait sur les méplats de son visage trop lisse, rien jamais ne pouvait s'y accrocher agripper persister, et les sourires y glissaient comme des lignes de larmes ou du grêlon fondu), les traits cireux de Mère (belle autrefois, mais toujours digne, avec son corps calcaire), les fantômes des enfants qui bousculaient le sommeil en-dessous de ses paupières, toujours hurlants, toujours bestiaux. Tous les enfants qui avaient expirés dans les chambres alentours, emportant avec eux leur vie donnée pour rien. Mais il y avait surtout, entre ses tempes, contre ses yeux, glissés à même l'espace entre l'os et la peau, les nuées volatiles des enfants de la Maison. Les pensionnaires. Les malades. Les petits démons d'un pensionnat tout rouge de briques (et de sang dans les murs), qui tenait plutôt de la jungle martienne. Vaste bâtisse aux rampes d'accès interminables, aux murs roués de symboles, d’innombrables salles crasseuses imbriquées en alvéoles pouilleuses, délimités en territoires de fortune par la faune arriérée. Petit enfer de plâtre aux structures adaptées pour ceux de son espèce- les indésirables estropiés, les valétudinaires aux hanches rongées, organes de carton pâte et membres étriqués. Enfermés avec les animaux. Les fous et les bestiaux qui perdaient de vu tout ce que les épreuves précoces ou la nature indifférente leur avait laissé d'humanité. Des cohortes de monstres aux visages d'enfances fracassées et aux croyances impies.
Il était à l'époque l'agneau le plus fragile de Dieu, un angelot de faïence dans un royaume sauvage, un chérubin de cristal dans un écrin de corruption dansante. Il a prié pour son salut, il a ployé son échine duveteuse, s'est prosterné de tout le sillon cranté déchiquetant son dos pâle jusqu'à la pubescence incolore qui parsemait sa nuque, il a posé son front douloureux sur le sol, a joint ses mains malgré leurs tremblements, articulé intensément ses appels, supplications ferventes, et plus que tout, a fait amende pour ses péchés. Il s'est agenouillé malgré la jambe branlante, la jambe dansante, maudite. Il a prêché dans le dortoir immaculé, avec ardeur, avec amour, et le soir, il embrassait le corps harassé du sauveur en espérant être libéré de sa propre chair souffrante. De ce corps qui n'avait toujours été qu'une partition mal jouée, désaccordé des oreilles sifflantes jusqu'aux orteils tordus. Mais si emplis de lumière, n'est-ce pas ? De toute la lumière mise par Dieu dans son corps fissuré où s'infiltraient sans cesse des frissons et des doutes, où s’enracinaient les vrilles impures d'illégitimes passions. Il aurait dû répandre autour de lui tout le scintillement de l'azur, laisser filtrer l'éclat divin par toutes les fêlures tracées sur son corps par les anges, qui l'avaient fracturé dans leur immense sagesse, pour faire de lui un martyr de naissance, un être d'exception voué à la plus grande grâce.
Mais il y avait trop d'épreuves sur le chemin qui montait vers le ciel, trop de détours scabreux qui menaient jusqu'à Dieu. Il y avait des embuscades (dans les douches, dans les coins, dans les chiottes, derrière la portes closes) et de la barbarie (des morts (des mensonges(des ennemies des impies des trop beaux et trop forts))), des fois païennes qui tentaient de le tracter à lui- des tentations à n'en plus finir, faisant de la chair des autres les marionnettes gorgées du désir et de la corruption. Mille prétextes pour abandonner l'ascension spirituelle, mille raisons de fuir le calvaire de la sainteté, d'y préférer la fange et le blasphème. Trop de catastrophes pour qu'il puisse donner à sa foi le visage avenant d'une madone béate ou d'un christ endormis. Il était le visage pincé de la foi, les lèvres crispés et les yeux polaires de la foi, sa face inquisitrice, son regard scrutateur. Il était le jugement et la force motrice de la conversion. A d'autres la compassion, à d'autres la douceur. Il était, forgé dans l'adversité et les souffrances du corps, aiguisé par la repentance et les victoires sur des désirs impurs, l'incarnation inflexible de la foi. Celle qui pousse, impérieuse, à l'extase et la flagellation.
Il était l'ange embrasé coulé au bronze même du soleil, la créature céleste fracassée sur la terre. Le fouet immaculé du Seigneur serpentant dans les nuées de pêcheurs et d’agneaux égarés pour les enjoindre à la vénération. Pendant un temps, il avait su être cet ardent torrent de paroles, ces harangues enflammées qui modelaient une niche à Dieu à même les cœurs des gens. Mais au diapason de ce paroxysme mystique, les désirs s'étaient empressés d'envahir sa carcasse à la moindre fêlure, boursouflant sa chair d'étranges et d’écœurantes façons. Ses rêves s'étaient emplis de corps nus vigoureux, de leurs contractions moites, de leurs entrechoquements, de leurs suints opiacés, et plus que tout, d'anatomies trop mâles. Il n'osait plus serrer contre lui le crucifix sculpté laissé par ses parents de peur de le souiller sans s'en apercevoir, trahis dans son sommeil par des songes infamants. Il avait navigué dans ces enfers de chair, refusant d'accoster à leurs immondes et élastiques rivages, dédaignant leurs paysages de viande. Dans sa victorieuse odyssée, peut-être s'était-il laissé cueillir par l’orgueil, vétéran de trop nombreux combats, trop convaincu de vaincre à jamais les démons comme il le faisait chaque jour de la douleur. Car ils s'étaient frayés un chemin vers son cœur au grand jour du Mariage.
Et n'étaient plus jamais, jamais, jamais repartis.
Ce soir ils tremblent dans son ventre, ils dansent au bout de ses doigts, palpitent au fond de sa gorge. Sa jambe branlante est plus traîtresse que d'habitude, plus douloureusement crispée que jamais, et le pied tordu pulse dans sa chaussure, communiquant par morse avec son front brûlant. Ils parlent de souffrance. L’arthrite grignote ses os, bonne amie de la fièvre qui bourdonne à son crâne. Il n'a que vingt sept ans, en semble presque autant de plus. C'est à cause du costume bien sûr. C'est à cause de la cane. C'est à cause de la voussure disgracieuse de son dos, à cause de la lividité de son teint, à cause de sa blondeur. Il faut pointer ses tremblements de vieillard, son bégaiement inepte. La faute à ses épaules tombantes dans les plis goudronneux de son bel habit de messe. Et la faute à la foule qui ne veut pas l'entraîner dans son flot adhésif, la faute surtout à cet écart, à cette distance infâme, qui a toujours existé entre lui et les autres. Faute à la solitude que dégage sa carcasse, faute à l'austérité de son malheur, au malaise étouffé qui l'auréole toujours, grotesque parodie du halo qu'il a cherché toute sa vie à se voir décerné. Faute aux démons. Qui brouillent la nuit, entremêlent des filaments de chair et des torsades d'acier, cousent les lumières gueulardes à des chairs vaporeuses. Qui font de la foule une simple bruine, de la ville une mélasse. Faute aux démons qui mettent l'alcool dans les verres, le désir dans les ventres, faute aux démons du manque, à l'impiété des Hommes. Ce sont eux les coupables. Si la ville est une horreur gluante, la foule un bouillonnement dissolue et lascif- les démons bien sûr. Et ceux qui crèvent sur les trottoirs, les jambes longues qui tricotent sur l'asphalte en crépitant de résille- les démons. Le clignotement aguicheur des néons trop pulpeux, les portes battantes des antres de débauche- les démons. L'ondulation extatique de la ville, la sensualité frénétique de l'excès, l'épaisseur charnelle des chansons qui montent depuis les boîtes de nuit- démons planqués, démons furieux, démons en maraude jusque dans le moindre globule de chair, le moindre centimètre de ce goudron modelé. Ils sont partout. Glissés dans les textiles, imprégnés aux cuirs souples, et surtout à la chair. Les démons sont amoureux de la peau, ils aiment la pénétrer, l'investir, la distendre, elle est pour eux un duvet confortable, un merveilleux terrain de chasse où répandre l'appât de la sensation pour capturer les nerfs, remonter jusqu'à l'âme et la saucissonner. La peau est leur accordéon. Ils font avec elle une musique d'ivrogne sur laquelle dansent les faibles. Les faibles tels que lui.
Si pâle, si maigre, plus anguleux et froid même qu'un cristal de givre. Si fatigué de la vie. Usé jusqu'à la trame calcaire de son être, par trop d'années à trembler, à souffrir. Avec cette maudite jambe, avec ces maudits os qui se tordent, qui craquent à tous bout de champs. Petit bonhomme de fagots et de ficelles, pauvre poupée de brindilles, il s'appuie sur la canne somptueusement décorée, il masse doucement la chair contusionnée avec des crèmes, des huiles, cajole ses membres gonflés en se mordant les lèvres. Une main pour concéder à l'enveloppe charnelle aussi mince qu'une coupure ou que le fil d'une feuille, quelque ténébreux et futile soulagement passager. Une autre main écoulant les perles du chapelet au rythme des murmures. Les lèvres crispées fleuries seulement pour un baiser aride à la croix lourde et froide, tandis que la jambe dure fourmille, picote, chaude et spongieuse après les soins, repue de palpations et de substances huileuses.Chair étrangère accolé à la sienne, avide membre bestiale sirotant le contact. Inutile appendice qu'il aurait mieux valu couper, éternelle source de souffrances rattachée à son corps. Ils disaient, à la Maison, malformation congénitale, et ils parlaient de vis pour redresser les os, ils parlaient de fractures, évoquaient des traitements, procédaient aux massages, lui donnaient des pilules qui contenaient l'illusion d'un paradis fugace, et qu'on venait lui dérober à coups de coudes et de moqueries dés lors qu'il ressortait de l’infirmerie. Il a toujours songé pour sa part : châtiment. Mise à l'épreuve et châtiment. Pour la famille trop blonde, d'une race trop épurée, trop pieuse, avec son sang exquis, bien plus ancien que le plus vieux des vins. Tourné en vinaigre pour n'avoir pas su se renouveler d'une génération à l'autre. Pour tous ces nobles principes bourgeois, pour cette froide hypocrisie dénuée de joie, cette existence luxueuse et mécanique dont l'austérité s'exhibait dans un écrin de richesses. Pour cette foi ignoble, dépassionnée : un châtiment. Fergus, le premier né, poupon trop tôt cédé à la violence du monde. A peine capable de froisser ses poumons malformés. A peine capable de tenir debout. Petit ange de dieu toujours hurlant de douleur dans son berceau sculpté, infernale innocence soumise à la torture.
Abandonné sous les yeux du Seigneur depuis le premier jour, mis à ramper sous son regard pour y trouver la fore de s'élever jusqu'à lui. Essayer n'a jamais suffit à lui attirer la miséricorde angélique, le céleste frôlement de l'extase, le feu de Son amour. Il fallait réussir, pour cela, à devenir un saint. Il était convaincu de pouvoir y parvenir, avant le Mariage. Il était convaincu d'être sur la bonne voie, petit évangéliste tiré à quatre épingles, costume cravate apposé en armure, la patte folle dissidente confrontée à d'autres handicaps, bien pires encore qu'une jambe festive, qu'une bouche molle bégayante. Qu'importaient les obstacles dressés face à sa juste fureur juvénile, qu'importaient toutes les âmes païennes irrémédiablement perdues, oui, et qu'importait même la fatalité qui l'emporterait loin de ce champs de bataille quand Père et Mère viendraient reprendre à la Maison leur triste descendance. Il avait le sentiment de pouvoir changer les choses, de pouvoir marquer le plâtre aggloméré des murs de son empreinte indélébile, de léguer à la Maison lourde d'un millier de secrets et à ses habitants un patrimoine plus saint, l'histoire d'une purge décisive à la gloire du Seigneur. Il savait être en mesure de faire de cette enclave païenne une graine de paradis déployée sur la terre- sur cette terre fangeuse où s'élevait la baraque sordide, l'arche grotesque construite pour les déshérités. Semblable à un grand navire rouge, tortueux, fait de plâtre et de bois, aux longs voiles écarlates de tuiles empoussiérées. Une vaste comédie de navire, impropre à la navigation. Ils avaient lancé le bateau et son peuple d'enfants-monstres à travers les marais, sans doute en attendant qu'il ne coule dans les flots globuleux de la tourbière. Ils avaient choisis le recoin le plus spongieux de Louisiane pour y bâtir la Maison, puis les y avaient tous enfermé sous des prétextes divers, tous les agneaux boiteux de Dieu moissonné par les grandes déceptions parentales, tous les moutons à la laine noir, tous les bâtards, les oubliés, en adressant au ciel des prières pour leur âme, en réclamant sans doute qu'ils sombrent à tout jamais. Prétextant les sauver avec des pluies de cachets et mille baisers d'aiguilles, avec des perfusions, des banderoles bariolées, des promesses sans fondements, prétextant faire preuve de miséricorde en les cloîtrant les uns avec les autres, pâles grouillements de cafards, plus sauvages et plus blessées que des bêtes de curée. Les innocents à la dérive, dans la tempête, s'étaient mués en créatures impies. L'arche ordurière, conserve ligneuse d'espoirs livrée à une bestialité sans date de péremption, était devenue une antre maléfique, une simple barrique flottante vrillée de moisissure, où la chair et l'esprit pourrissaient de concert. Tel était déjà le cas quand il avait été tassé à son tour dans cette fosse baveuse. Mais il ne s'était pas laissé happé par la mystique païenne des autres occupants, il avait fuit le rayonnement du faux prophète qui régnait en ces lieux ; le pâle adolescent aux yeux décolorés, aux cheveux de vieillard, et à la voix si douce, si trompeusement caressante et charmeuse. Le maestro au nom de fantôme qui prétendait faire revivre Noé au travers de sa lividité, sous prétexte de partager avec lui une commune blancheur. Le garçon qui menait les liturgies ineptes de la foule païenne avec tout le sérieux d'un cardinal et l'habit d'un clochard, celui que l'on appelait : Banshee. Avec amour, crainte ou adoration. Avec tout le respect des enfants de la Maison- de cette baraque infâme qu'ils nommaient fort simplement la Rouge, de la tendresse aux yeux, un roucoulement aux lèvres. Rien qu'un tord parmi d'autres, quand ils se qualifiaient déjà sans considération pour leur humanité. Voyant partout non de simples enfants mais des rats, des loirs, des cerfs, des cygnes. Attachant à leurs communautés morveuses des noms de bêtes, des animaux totems censés leur correspondre, puis tout à leurs traditions sordides, priant les cauchemars que leurs prédécesseurs avaient conçu comme une barrière de plus pour s'éloigner du monde. Vénérant les ombres dans les murs sans se priver de leur donner des cornes, comme un dernier pied de nez en offense au Seigneur. Insectes blasphémant sans trêve au nom d'une déesse écarlate nourrie de bouts de phalanges, une année après l'autre. Une tradition barbare parmi d'autres, sonnant le glas de leurs âmes.
Il avait vécu là-bas submergé d'écarlate, acculé par les menaces de la puberté ; la sienne et celle des autres. Avec le rouge passion, le rouge blessure, le rouge frénétique et charnel, posé sous son regard, se pressant sur ses sens, invitation insistante à en perdre la tête. Dans l'étreinte poisseuse et asphyxiante du rouge, il s'était préparé à affronter le monde extérieur et sa voracité, son hypnotique décadence, sa luxure déferlante- il s'était préparé pour l'hydre molle à mille têtes qui sinuait dans les rues, l'entité même qui ce soir s'écoule autour de lui. Et il avait acquis la certitude qu'il parviendrait à contrer toutes les machinations pour atteindre l'état de grâce, pour que les anges transpercent son cœur d'extase avec des traits de lumière, que Dieu le reconnaîtrait et ferait de lui un saint. Alors Fergus aurait son visage tatoué sous les paupières des pieux, Fergus aurait son visage apposé dans les livres, Fergus aurait même ses vitraux dans de petites églises, sa légende à jamais murmurée à travers les campagnes radieuses- il aurait son jour férié, et les enfants l'aimeraient pour cela, ils l'aimeraient comme ils n'avaient jamais su le faire de son vivant. Face à la damnation des autres pensionnaires, il s'était laissé convaincre d’entreprendre sa grande œuvre, de transformer la Maison en lieu saint. De la purger de ses démons, bambins en furie ou créatures cornues. Il en était alors capable. La situation lui était propice à cette époque, ses fidèles, si peu nombreux qu'ils soient, propageaient sa parole, rêvaient d'un monde meilleur, d'une vengeance légitime. Ils étaient les parias de cette famille de sauvages, le troupeau sacrifié reclus dans une impasse, là où les loups pouvaient choisir quelle brebis ils mangeraient. Cygnes sacrificiels pour qua la machinerie sociale puisse continuer de tourner et de broyer les êtres. Mais cette époque serait bientôt révolue, pensaient-ils alors e repassant joyeusement leurs costumes, leurs bibles sous l’aisselle, l'exultation au cœur. A l'époque, une crise mystique secouait toute la Maison. L'arche était prête à sombrer sous les grondements de panique. Ou à changer capitaine. Et il était capable d'endosser cette charge. Malgré le mépris des païens, malgré leurs moqueries incessantes, malgré le massacre qu'ils perpétuaient depuis plusieurs années, tout à garantir la pérennité de leurs secrets, de leurs mensonges et de leurs traditions. Eux qui gavaient les murs de phalanges et de cadavres, eux qui nourrissaient la baraque d'encens et de prières.
Ils avaient finis par voir le danger qu'il présentait pour eux, pour leur monde. Ils avaient compris que Fergus, l'infirme bégayant dont on salissait les costumes de crachats, saurait précipiter la fin de cet âge sombre sur lequel ils régnaient. Alors ils avaient organisé le Mariage.
Il y avait eu une embuscade, comme tant d'autres fois auparavant. Ils attendaient devant le dortoir, peinturlurés, silencieux, ruisselant de breloques et d'amulettes. Les têtes pensantes, les officiants de la foi païenne, les irrécupérables. Trois silhouettes échevelées aux visages barbouillés. Il s'était immobilisé devant eux, devant leurs traits repeints comme des masques mortuaires. Puis leurs cohortes étaient sortis des couloirs dans le grincement des fauteuils roulants, le tricot des béquilles. De tous côtés ils s'étaient extrait des images entremêlées aux murs, ils avaient rampé en dehors des ombres portées par les meubles, ouvert des portes sans émettre un seul grincement théâtre ni de murmures convenus- rien que les sons sinistres de leurs chaussures orthopédiques, de leurs prothèses doucement entrechoquées, de leurs souffles asthmatiques. Ils avaient formé un cercle de chair et de bibus dansants (poignets oreilles et gorges décorées au diapason de leurs traits maquillés), un tout nouveau cercle infernale conçu à sa seule intention. Ils ne l'avaient pas insulté, pas même la brute basanée aux yeux d'onyx, pas même sa sœur blafarde à la cascade de boucles. La perfide et la bête. Deux des petits chefs de la Maison, deux des ennemis mortels, si prompts à déverser des rasoirs de leur bouche- silencieux comme les tombes qu'ils avaient creusé pour tant d'autres enfants. Tueurs adolescents aux sourires prédateurs, dont les lèvres chatoyantes de venin restaient pourtant closes, ce soir là, immobile inexplicablement.
Plus que tout il avait craint le silence du Grand Bouc. Sa Némésis hirsute, le presque enfant géant au corps d'adulte, le chef du groupe rivale, de l'assemblée mystique. Le roi caprin des Cerfs. Paroxysme de vitalité quand lui n'était qu'un cancrelat blafard, parangon de vigueur bestiale quand lui n'était que retenue et ferveur, amoureux du théâtre (du mensonge dans son plus bel habit) quand lui reniaient les illusions commodes et la beauté du verve (l'éclat trompeur de la poésie, le soulagement vulgaire des joyeuses comédies), car les mots dans sa bouche ricochaient plusieurs fois avant d'être éjectés. Le Grand Bouc qui parlait à tord et à travers, tandis que lui même ne prenait la parole qu'à la seule fin d'étendre le royaume de Dieu. Une pierre après l'autre pour paver un chemin conduisant vers le ciel – et pour l'autre l'infâme puant, rien qu'un layon torturé dans les bois. Il y avait toujours dans la bouche du Grand Bouc une fureur dansante, trop de mots qui pépiaient sur sa langue et trop de voix gonflant au sein de sa gorge ample. Des nuées des mots pour charmer l'auditoire, pour captiver les cœurs, endormir les esprits, exalter les passions dans les carcasses malades. Le Grand Bouc si charnel, si pesant, toujours si foisonnant de paroles, comme un fièvre à lui seul, foutu printemps gueulard. Ce garçon qui n'était rien d'autre qu'une bouche grande ouverte et très moite, chatoyante de tous les feux de l'enfer dans son tourbillon de fourrure filée d'ocre et feu, ce garçon là qui tonnait d'un bout à l'autre des couloirs, ce garçon insolent aux vastes sourires d'ogre, celui-là qui singeait un orchestre à lui seul- silencieux, solennel. Sobrement taiseux. La gueule broussailleuse recouverte d'une peinture blanche humide qui ne faisait qu'étendre encore ses traits ciselés d'adulte, mettant ses yeux de chouette tout au centre du monde. Un regard obsédant de profondeur, puits de verdure suintante. Il voulut échapper aux abîmes ouverts sur ce visage de plâtre, échapper à la sordide comédie de ce mime gigantesque. Mais sur chaque face phosphorescente qui perçait le crépuscule envahissant des lieux (insipide brouet de nuit, invasif), il trouva les mêmes trous d'obscurité, les mêmes silences, les mêmes aplats inexpressifs. Sa jambe se mit à lui faire mal, ses os se tordirent à nouveau dans leur ganache de chair. Ses nerfs firent des nœuds, ses muscles tressautèrent. Sa hanche émit un vif craquement. Sinistre cri de squelette.
Les enfants se turent. Ils ne rirent pas comme ils le faisaient toujours. Ils l'emmenèrent à la cave, sans qu'il ne puisse rien faire que de conduire la marche. Inexorablement poussé vers l'avant, parfois guidé d'une main ferme posée sur son épaule pour l'inciter à bifurquer vers l'un des embranchements.
La procession s'écoula dans les couloirs de briques rouges qui formaient les entrailles de la Maison, s'illuminant doucement au gré de leur avancée dans les viscères obscures. Les sauvages produisirent des bougies parfumées de touts tailles et couleurs. Même de petites rayées plantées sur les gâteaux d'anniversaire, qu'ils avaient subtilisé au royaume chromé des cuisines. Des odeurs grasses emplirent l'air, décollant des mains blêmes des enfants telles des oiseaux trop lourds. Une puanteur florale entoura le cortège comme un drapé crasseux, une toile pesante obombrée de suie. Ils avancèrent dans une brume épaisse, incolore, alourdie par d’innombrables nuances olfactives, voyagèrent à travers une pellicule huileuse, au gré d'un flux dansant capiteux, qui se mit à glisser au devant de leur cohorte, précédant leur marche d'un grand bouchon de brouillard ; ils le poussèrent toujours plus loin à travers les couloirs. C'était une orgie pour le nez, mais elle éclatait dans un silence macabre. Il n'y avait que les bruits ferreux et plastiques de leur infirmité, une partition mate, grinçante, relevée par les tintements de grelots et les sons doux produits par les grigris qu'ils portaient tout contre eux. Le plafond bas suintant d'humidité et les murs écarlates absorbaient tout le reste et s'étiraient lentement en boyaux étriqués. Il lui sembla, ce soir là, avoir fait trop de détours dans cette sinistre fraîcheur de sous-bois, avoir marché sur une distance trop longue. Il eut le sentiment de plonger dans les profondeurs secrètes de la Maison, d'emprunter des tunnels abscons qui n'auraient jamais dû s'étendre au travers de la cave. Il lui sembla parfois entendre les bruissements d'une forêt. Le sol, poisseux par endroits, fondait sous certains de ses pas pour révéler une mollesse torpide, une tendresse limoneuse, d'abord agréable, mais très vite incongrue. Quand ses yeux quêtaient l'humus dont les sensations remontaient en pressions délicates à ses jambes douloureuses, il n'y avait que le ciment grumeleux, ses pieds et les béquilles qui s'offraient à son regard. Au-dessus de sa tête, la mélopée spectrale des branches tenait plus de l'acouphène que du chant, et il n'y avait nul part le filigrane d'un feuillage, fut-il fantomatique. Mais il pouvait sentir la paisible oscillation des arbres.
Quand la salle les happa finalement dans son halo tamisé de lumières, il avait déjà perdu depuis longtemps tout repère temporel. L'haleine tiède et sèche de la pièce déferla sur lui comme une caresse aimante, portée par le flammèches qui brûlaient sur d’innombrables cierges. Il ne sut qu'éprouver face à cette marque de reconnaissance. Jamais la Maison ni ses pensionnaires n'avaient exprimé le moindre désir de l'inclure dans leur communauté. Il eut envie de pleurer, puis de cracher, et il se contenta finalement de rester impassible. Impassible mais tremblant sur ses membres courbés. Impassible et livide. Impassible et- pitoyable. (Frêle) Vulnérable. Trahis par ses nerfs dans sa volonté de n'offrir aucune prise au jugement. Au nom de quel orgueil.. ? Il s'était laissé cornaqué dans la cave sans opposer la moindre résistance.
Il lui arrive toujours de se maudire après treize ans de hantise, tout en sachant qu'aujourd'hui encore il n'agirait pas autrement. Qu'il se convaincrait, même adulte, de pouvoir préserver sa dignité rien qu'en pinçant les lèvres, en brandissant bien haut sur son cou maigre un visage de galet, tentant d'oublier que tous ses nerfs conspirent à trahir son maintien. Mais il aime croire que tout pourrait être aujourd'hui différent, qu'il a acquis en force au lieu de poursuivre sa désagrégation, que sa place dans ce coagulum urbain n'a été déterminée que par cet unique évènement, et que sa cave n'aurait à receler aucun pêché si on lui avait épargné le Mariage. Il aime pouvoir maudire les visages peints prisonniers de sa mémoire, pouvoir jeter leur surnoms au Seigneur quand les remords se font trop insistants- Quenotte, Tamanoir, Raspoutine.
Ils l'appelaient Richter pour moquer ses tremblements nerveux, l'éternel bégaiement filtrant toute ses paroles. Ils l'appelaient Richter pour tourner au ridicule sa dignité bourgeoise, car il y avait dans ces syllabes un jeu de mot aussi puérile que leurs imitations braillardes de ses trémulations (riche terre, RIche têêêêre, ça rime avec cimetière, ou alors ça le devrait, ça fait belle impression monsieur madame très bien, riche-serf (le nôtre), riche-fer (de jambe), riche-mer de chien, ça lui va bien Richter, c'est un tremblement de terre), et lui ne pouvait rien faire que de réserver son nom aux pages de son journal, que d'y écrire jour après jour avec ses doigts tremblants.
"Fergus Ulman, mardi 7 février 1992, seize heures. Le thé à la menthe de Fleur est trop sucré, comme toujours ; sa Gourmandise irrépressible doit être sanctionnée, mais je suis faible face à ses yeux d'enfant. Pardonnez moi Seigneur, mais je savoure ce bref moment de paix dans l'ombre fraîche soulevée par les rideaux vaporeux qui dansent devant les fenêtres de notre dortoir. Il a fallut remplir un formulaire pour avoir ces rideaux. J'aime ces instants de répit dans l'enclave de pureté qu'est devenu notre dortoir. Sous les caresses précautionneuse des rayons de soleil, dans le noble silence qui imprègne ce moment, je peux oublier que notre service à thé est en plastique, car des Rats ont brisé toutes nos tasses de faïence. Je peux oublier que ce matin le Crevard a menacé l'une de mes brebis de son cutter et de sa langue perfide. Je peux oublier que Banshee persiste à propager sa parole païenne, pâle apôtre du Diable aux sourires doucereux. Je peux oublier les âmes noire goudron de ces corps juvéniles qui se tordent à la fois de rire et de douleur. Pardonnez moi Seigneur, mais j'ai besoin de ces fragiles instants de grâce pour supporter l'existence que je mène dans cette maison investie d'une présence démoniaque, où l'impiété et le blasphème côtoient la barbarie. Il me semble que je deviendrais fou, sans cela, comme ils le sont eux tous. Je ne crains pas d'opposer ma foi à leur hérétique bestialité car je me dois de porter Ta parole à leurs oreilles qui ne veulent pas l'entendre, mais il me faut pour le moment plus que la prière pour mener à bien la mission que Tu m'as confié en m'envoyant ici. C'est faiblesse de ma part. Je ne suis pas encore digne de Toi, mais je saurais le devenir car Ton amour est la seule chose à laquelle j'aspire."
Dans la cave, les lignes du carnet dansaient derrière son front, s'entrecroisaient en faisceaux vifs, rouges et bleues, comme des lasers dansants braqués au sein de la nuit. Il eut l'impression de voir défiler des traits de néons échappés aux enseignes des drugstores et des panneaux routiers, jaillissant vers le ciel pour y créer d'autres constellations. Il se souvint du bus qui l'avait amené à la Maison, du long voyage nocturne et des aires d'autoroute scintillantes, des lumières fluorescentes qui peuplaient les ténèbres. Il se souvint qu'il avait détesté ce voyage interminable. Il se souvint que le monde défilant derrière les vitres embuées lui avait semblé vaste, sale et dangereux. Puis tandis que les païens le poussaient plus avant dans la pièce, il se souvint de toutes ces rebellions silencieuses prisonnières de sa calligraphie tressautante, et le contenu du carnet lui sauta au visage. Les mots roulèrent d'un bout à l'autre de son crâne en un tourbillon noir, cercles entrecroisés de syllabes percutées dont la cohue dansante laissait parfois s'extraire un mot plus fort que d'autres. Un message hachuré et cryptique. Tout le contenu du journal gonflait entre ses tempes comme une étrange nausée mal localisée. La tête lui tournait. L'odeur des bougies était trop lourde. Les enfants ne parlaient pas. N’émettaient aucun bruit. Il eu l'impression qu'ils s'étaient tous évaporés à son entrée dans le halo de lumières. Fergus tourna la tête, provoquant la plainte furtive de chaque os dans sa nuque.
Ils se tenaient derrière lui dans leurs jeans, leurs t-shirt trop vifs, leurs ruissellements de breloques, avec des têtes de mime, un silence de cadavre, et leurs corps malades formaient un mur craquelé. Il s'en extraient trois briques. Une grande, une petite, une moyenne. Trois briques mousseuses, essentielles à la cohésion de l'ensemble ; mais le mur, pourtant, continua de léviter et d'onduler lentement, agglomérat de débris, phosphorescent, inepte. Raspoutine, Quenotte et Tamanoir s'avancèrent sans un mot. Trois silhouettes prédatrices aux cheveux interminables. Le roi des boucs et son amabilité mal placée, mal conçue, qui avait tenté des mois durant de les comprendre, lui et sa foi, pour ne que mieux les piétiner de ses ardeurs païennes, de ses outrances vibrantes ; la princesse noiraude aux yeux laiteux, au teint parfait, aux robes de conte de fée, mais au cœur noir, aux doigts sanglants, et qu'il s'était pourtant convaincu de pouvoir sauver de son frère une fois Banshee, l'adulé, renvoyé aux ténèbres ; puis le matou, l'hérissé de rage, l'ire en chair, en cheveux et en os- tout en nerfs, en tendons, en zozotements rageurs, moqueurs, de petite brute pourtant trop grande des poings, trop grande de coups, entremêleur d'entrailles mettant au fond de son ventre d'étranges nœuds par milliers ; les trois sauvages, mortels ennemies, infiniment, horriblement dangereux. Les trois pontes effrayants d'impiété qu'il s'était mis en tête de vaincre avec ses machinations appliquées, ses manœuvres rebelles, toutes les ressources de sa foi et -Dieu le pardonnerait- de sa ruse. Il avait eu droit à leur mépris, à leur hostilité, et même à la sympathie malvenue du Grand Bouc. Mais jamais encore il ne s'était attiré le genre d'attention qu'ils lui manifestaient alors. Il en prit soudain conscience : dans toute cette solennité, il y avait chez eux une forme nouvelle de défiance. La reconnaissance inédite d'une menace.
Pour la première fois l'élite païenne craignait le petit, le risible Fergus, tout bourdonnant de malaise. Pour la première fois, ils prenaient au sérieux l'infirme bégayant. Cette prise de conscience l'emplit d'exultation, et un instant au moins il eut le sentiment d'avoir posé le pied sur quelque fugitif nuage du paradis- prêt à se dérober sous son pas malhabile, mais bel et bien présent, chantant sous ses béquilles pour l'enjoindre à la danse. Un sourire étira le mince couperet de ses lèvres, un sourire véritable qui ne tressautait pas, bien ancré à sa bouche, un sourire comme il n'y en avait eu que trop peu dans sa vie- nouveau miracle en formation qui procréa de lui même un peu plus de bonheur en son cœur jusque là paniqué. Il était craint par les éminences de l'infernale Maison. Cela ne signifiait-il pas qu'il approchait de son but ? N'était-ce pas la preuve qu'il était en voie de parvenir à ses fins ? Il n'avait pas à avoir peur alors. Ni des trois apôtres démoniaques au sérieux surjoué, ni de cette mise en scène. Pas même du sort qu'ils pensaient pouvoir lui réserver au terme de cette mascarade. Car, il le savait, Dieu ne l'abandonnerait pas. Pas quand il était, finalement, si proche de réussir à faire de Sa parole la nouvelle loi en vigueur au sein de la Maison. Grâce à tous ses efforts, Son regard se portait de nouveau sur ces lieux décadents dont Il s'était un jour détourné, abandonnant les pêcheurs précoces à leurs vices déjà bien trop ancrés. Il avait ramené le Seigneur en ces murs, et nul démon ne pourrait plus y changer quoique ce soit. Les hérétiques avaient déjà échoué. Avec cet obscur châtiment enveloppé de mystères qu'ils lui faisaient miroiter en exhibant vulgairement leurs attitudes cérémonieuses, ils ne pouvaient plus réussir qu'à faire de lui un martyr, que donner plus de légitimité encore à sa cause, et non étouffer la révolte dans l’œuf. Quand Fergus le comprit, il sentit Sa lumière le nimber, infiltrée jusqu'en cette cave secrète, malgré la distance qui s'étendait entre lui et le ciel. De vibrants faisceaux d'été le frôlèrent, jaillis d'harpes célestes, un doux papillonnement gonfla dans ses entrailles. Peut-être son sacrifice serait-il nécessaire pour instaurer en ces lieux la parole du Seigneur. Il n'éprouvait nul crainte à cette pensée. Sous le regard de Dieu, la torture et la mort deviendraient une extase. Les anges viendraient tremper leurs doigt d'or dans son cœur supplicié.
Il détourna le regard des impies qui se vouaient à le punir, leur opposant le long rectangle noir de son dos noué, la simple géométrie créé par le costume. Il ferma les yeux, étouffant les bougies et les cierges sous un battement de paupière. Se creusa dans la souffrance pour adopter une stature plus digne, bravant les courbatures, les douleurs de ses os, et il fit front ainsi, tendu vers le plafond pour se gorger de l'intangible lumière du Seigneur. Puis il attendit leurs coups. De poings ou de poignards. De bâtons ou de cailloux. Il sentit un mouvement enfler dans son dos, il perçut son approche méthodique, ample et tranquille. Il eut l'intuition de sa brutalité, le pressentiment de sa violence mortelle.
Trois colonnes de cheveux le dépassèrent. Sans frôlement ni murmures, sans regard menaçant. Sans mot doux semé sur leur passage pour étendre l'emprise de son angoisse vaincue, raviver à son corps un tremblement anxieux. Sans sourire carnassier délivré fugacement. Pas même de la brute aux manœuvres d’intimations si banalement efficaces, pas même l'ébauche d'une expression révélatrice et pernicieuse venant de sa petite grande sœur. Ils ne le touchèrent ni des yeux ni des mains, n'eurent pour lui qu'un silence et qu'une indélicate absence de réaction. Ils ne relevèrent pas même par la moquerie sa toute nouvelle bravoure.
la voix angélique du garçon s'élève comme le jet d'une fontaine et retombe sur la foule en une pluie de grelots. Sa gorge vaporeuse subit des fluctuations et s'ouvre comme un lys, ses lèvres pimprenelles éclatent d'un pourpre lumineux où sont absorbées toutes les fluorescences animant les néons. Les clochettes qui jaillissent de son gosier soyeux mettent quelques brins de muguet dans son long chant d'aurore, mais l'agonie du silence glisse en leur sein quelques fleurs d'asphodèle.
Mais il est là. Planté dans la foule comme une écharde de verre, au sein de la ville comme une coupure pâle. Silhouette gracile et courbée sur sa cane, une main sur la gorge pour étouffer un cri. Les gencives poisseuses à force de grincements. Les dents rougies. Exténué, il est là. Dans sa propre pâleur, sa propre dilution, anatomie coupante et cassante, hérissée d'une blondeur fadasse qui frissonne sur son crâne comme de l'herbe mourante. Il est là, sans y être, immobile, exsangue, impropre à se fondre dans la masse goulue qui glisse autour de lui. Grain de sel dans ce bouillonnement glaiseux, tendre et fertile, cette symbiose dansante. La ville ne veut pas de lui. Ni ses immeubles gourds, oscillants d’ivresses nocturnes, ni ses habitantes aux formes vagues, esquifs duveteuses soulevant à leur passage les pans de son manteau de leurs frôlements brutaux, violents d'indifférence. Les plis coulants claquent sur son corps, s'emparent de ses contours afin de les défaire. La nuit calanche, repue de liqueurs, abreuvée de bruits. Langoureuse elle se tasse, dégueulant des lumières chamarrées qui jaillissent comme autant de viscères déroulées puis tordues à l'envie ; technicolor sordide et serpentin pyrogravant l’urbaine grumeleuse. Elle tangue lascivement au-dessus de lui, renverse ses ténèbres pétroleuses sur la foule- crée une mélasse commune dans laquelle peuvent s’ébattent bâtiments et humains, dans une orgie de néons et de lampadaires ardents, turgescences lumineuses, aciers phosphorescents, échine pesante des routes, ruelles béantes, porches moites affamés aux embrasures craquantes de faim, et bars d'or et de rose où l'aube clapote en promesse au fond des verres, où l'aurore point dans les yeux animaux fichés au sein d'une chair qui se veut consommable, perméable, sensible à la caresse, aux mots d'amour infects enrobés par l’ivresse. La ville tournoie, danse et se cambre, se creuse d'absences fugaces puis de fringales faunesques. Et lui se creuse aussi, de crispations nerveuses, de douleurs en flambeaux qui grésillent dans sa viande. Ses sens aussi tournoient, ses entrailles sont fangeuses à l'image de la foule, sculptées par un mouvement (une nausée, une souffrance), sa gorge est tout aussi glaireuse que la cité est moite. Il sue et tremble, est en proie lui aussi à une métamorphose, module sa forme rance dans son costume fripé.
La nausée ondule à fleur de l'épiderme, le soulève d'un frisson, menace même d'y éclore en un bouquets de couleurs bileuses, verts pâles translucides, blancs liliaux et cireux, rouges dragons inquiétants, champs de bille en bataille sur son maigre visage, sur sa gueule de martyr, d'éclater printanière à ses lèvres boueuses ; en gerbes grumeleuses, en vrilles de puanteur, elle aspire à s'étendre, coruscante et vernale. La douleur danse accolée à ses nerfs, les enroule autour d'elle puis les tranche, et les noue, propage un chant caquetant au gré du corps suant. Les yeux fiévreux, la gueule blême, il attend que les tremblements aient cessé de le secouer, que la crise passe sur lui et relâche son étreinte, rappelle ses effluences et ses calamités.
La jambe traîtresse ondule encore sous lui, guibole caoutchouteuse semblant danser au bout de son tronc comme un long morceau de viande, un assemblage d'osselets, de tendons filandreux. Une babiole prothétique qui ne serait pas la sienne, brinquebalant dans la brise vespérale remontée des égouts, des restaurants et des bouches de métros. Son haleine est moins avinée que celle de la ville, mais tout aussi nauséabonde. Aucun des parfums dont il s'est aspergé n'y changera quelque chose. Citron, orange, sous-bois, pelures aromatiques, pulpes drainées, écorces desquamées, tendres fleurs écorchées, agrumes condensées- carnage odorifère, en vain. Aucune des odeurs sucrées qui s'accrochent à ses mains ne pourra couvrir cet éternel relent de médicament, ce méphitique suintement d'angoisse. La boulangerie qui hante ses paumes, les pâtisseries fantômes dansant au gré de ses doigts, ne sont qu'un calque de plus posé sur son long corps fiévreux, silex primordiale drapé de chair friable. Mince feuillet d'illusions pour le squelette d'une arme. Les spectres chocolatés qui maculent le thème acide de son odeur, les brouillards vanillés, floraux, lourds de sucre et de miel, qui vaguent mollement au gré des rayonnages de sa pâtisserie, et s'échouent tendrement sur sa peau (l'imprègnent comme des caresses drainées, des haleines amoureuses), s'échappent de la cuisine où le pain gonfle et dore et craque, et vie, respire, languit- aucune de ces douceurs ne peut supplanter l'acidité de la peur ni le piquant de l'envie. Et les deux sont là, qui s'expriment sur ses lèvres en pellicule billeuse, les deux s'entremêlent dans sa respiration.
C'est trop de douleur qui les a sculpté dans ses entrailles glaiseuses, c'est trop de labeur, trop d'attente. La frustration les a mise là, et les moqueries ont exalté leur présence indésirable, ont fait germer les ronciers du mal dans ce gris ventre creux. Ce sont les années stériles agrippées à la bible, les crucifix aveugles sur les murs décorés, ce sont- les cloisons bouillonnantes de la Maison, les cloques de peinture purulentes de mots, les foules grouillantes aux grelots de couteaux et de dents de lait giclantes. Aux cymbales de claques, trompettes de hurlements, castagnettes de morsures, orphéon des sauvages attendant sa venue, attendant de muer sous l'injonction divine son vacarme en chœurs purs de moineaux angéliques. Ce sont les draps d’hôpital et le visage interminablement tombant de Père (tout allait vers la chute, tout coulait sur les méplats de son visage trop lisse, rien jamais ne pouvait s'y accrocher agripper persister, et les sourires y glissaient comme des lignes de larmes ou du grêlon fondu), les traits cireux de Mère (belle autrefois, mais toujours digne, avec son corps calcaire), les fantômes des enfants qui bousculaient le sommeil en-dessous de ses paupières, toujours hurlants, toujours bestiaux. Tous les enfants qui avaient expirés dans les chambres alentours, emportant avec eux leur vie donnée pour rien. Mais il y avait surtout, entre ses tempes, contre ses yeux, glissés à même l'espace entre l'os et la peau, les nuées volatiles des enfants de la Maison. Les pensionnaires. Les malades. Les petits démons d'un pensionnat tout rouge de briques (et de sang dans les murs), qui tenait plutôt de la jungle martienne. Vaste bâtisse aux rampes d'accès interminables, aux murs roués de symboles, d’innombrables salles crasseuses imbriquées en alvéoles pouilleuses, délimités en territoires de fortune par la faune arriérée. Petit enfer de plâtre aux structures adaptées pour ceux de son espèce- les indésirables estropiés, les valétudinaires aux hanches rongées, organes de carton pâte et membres étriqués. Enfermés avec les animaux. Les fous et les bestiaux qui perdaient de vu tout ce que les épreuves précoces ou la nature indifférente leur avait laissé d'humanité. Des cohortes de monstres aux visages d'enfances fracassées et aux croyances impies.
Il était à l'époque l'agneau le plus fragile de Dieu, un angelot de faïence dans un royaume sauvage, un chérubin de cristal dans un écrin de corruption dansante. Il a prié pour son salut, il a ployé son échine duveteuse, s'est prosterné de tout le sillon cranté déchiquetant son dos pâle jusqu'à la pubescence incolore qui parsemait sa nuque, il a posé son front douloureux sur le sol, a joint ses mains malgré leurs tremblements, articulé intensément ses appels, supplications ferventes, et plus que tout, a fait amende pour ses péchés. Il s'est agenouillé malgré la jambe branlante, la jambe dansante, maudite. Il a prêché dans le dortoir immaculé, avec ardeur, avec amour, et le soir, il embrassait le corps harassé du sauveur en espérant être libéré de sa propre chair souffrante. De ce corps qui n'avait toujours été qu'une partition mal jouée, désaccordé des oreilles sifflantes jusqu'aux orteils tordus. Mais si emplis de lumière, n'est-ce pas ? De toute la lumière mise par Dieu dans son corps fissuré où s'infiltraient sans cesse des frissons et des doutes, où s’enracinaient les vrilles impures d'illégitimes passions. Il aurait dû répandre autour de lui tout le scintillement de l'azur, laisser filtrer l'éclat divin par toutes les fêlures tracées sur son corps par les anges, qui l'avaient fracturé dans leur immense sagesse, pour faire de lui un martyr de naissance, un être d'exception voué à la plus grande grâce.
Mais il y avait trop d'épreuves sur le chemin qui montait vers le ciel, trop de détours scabreux qui menaient jusqu'à Dieu. Il y avait des embuscades (dans les douches, dans les coins, dans les chiottes, derrière la portes closes) et de la barbarie (des morts (des mensonges(des ennemies des impies des trop beaux et trop forts))), des fois païennes qui tentaient de le tracter à lui- des tentations à n'en plus finir, faisant de la chair des autres les marionnettes gorgées du désir et de la corruption. Mille prétextes pour abandonner l'ascension spirituelle, mille raisons de fuir le calvaire de la sainteté, d'y préférer la fange et le blasphème. Trop de catastrophes pour qu'il puisse donner à sa foi le visage avenant d'une madone béate ou d'un christ endormis. Il était le visage pincé de la foi, les lèvres crispés et les yeux polaires de la foi, sa face inquisitrice, son regard scrutateur. Il était le jugement et la force motrice de la conversion. A d'autres la compassion, à d'autres la douceur. Il était, forgé dans l'adversité et les souffrances du corps, aiguisé par la repentance et les victoires sur des désirs impurs, l'incarnation inflexible de la foi. Celle qui pousse, impérieuse, à l'extase et la flagellation.
Il était l'ange embrasé coulé au bronze même du soleil, la créature céleste fracassée sur la terre. Le fouet immaculé du Seigneur serpentant dans les nuées de pêcheurs et d’agneaux égarés pour les enjoindre à la vénération. Pendant un temps, il avait su être cet ardent torrent de paroles, ces harangues enflammées qui modelaient une niche à Dieu à même les cœurs des gens. Mais au diapason de ce paroxysme mystique, les désirs s'étaient empressés d'envahir sa carcasse à la moindre fêlure, boursouflant sa chair d'étranges et d’écœurantes façons. Ses rêves s'étaient emplis de corps nus vigoureux, de leurs contractions moites, de leurs entrechoquements, de leurs suints opiacés, et plus que tout, d'anatomies trop mâles. Il n'osait plus serrer contre lui le crucifix sculpté laissé par ses parents de peur de le souiller sans s'en apercevoir, trahis dans son sommeil par des songes infamants. Il avait navigué dans ces enfers de chair, refusant d'accoster à leurs immondes et élastiques rivages, dédaignant leurs paysages de viande. Dans sa victorieuse odyssée, peut-être s'était-il laissé cueillir par l’orgueil, vétéran de trop nombreux combats, trop convaincu de vaincre à jamais les démons comme il le faisait chaque jour de la douleur. Car ils s'étaient frayés un chemin vers son cœur au grand jour du Mariage.
Et n'étaient plus jamais, jamais, jamais repartis.
Ce soir ils tremblent dans son ventre, ils dansent au bout de ses doigts, palpitent au fond de sa gorge. Sa jambe branlante est plus traîtresse que d'habitude, plus douloureusement crispée que jamais, et le pied tordu pulse dans sa chaussure, communiquant par morse avec son front brûlant. Ils parlent de souffrance. L’arthrite grignote ses os, bonne amie de la fièvre qui bourdonne à son crâne. Il n'a que vingt sept ans, en semble presque autant de plus. C'est à cause du costume bien sûr. C'est à cause de la cane. C'est à cause de la voussure disgracieuse de son dos, à cause de la lividité de son teint, à cause de sa blondeur. Il faut pointer ses tremblements de vieillard, son bégaiement inepte. La faute à ses épaules tombantes dans les plis goudronneux de son bel habit de messe. Et la faute à la foule qui ne veut pas l'entraîner dans son flot adhésif, la faute surtout à cet écart, à cette distance infâme, qui a toujours existé entre lui et les autres. Faute à la solitude que dégage sa carcasse, faute à l'austérité de son malheur, au malaise étouffé qui l'auréole toujours, grotesque parodie du halo qu'il a cherché toute sa vie à se voir décerné. Faute aux démons. Qui brouillent la nuit, entremêlent des filaments de chair et des torsades d'acier, cousent les lumières gueulardes à des chairs vaporeuses. Qui font de la foule une simple bruine, de la ville une mélasse. Faute aux démons qui mettent l'alcool dans les verres, le désir dans les ventres, faute aux démons du manque, à l'impiété des Hommes. Ce sont eux les coupables. Si la ville est une horreur gluante, la foule un bouillonnement dissolue et lascif- les démons bien sûr. Et ceux qui crèvent sur les trottoirs, les jambes longues qui tricotent sur l'asphalte en crépitant de résille- les démons. Le clignotement aguicheur des néons trop pulpeux, les portes battantes des antres de débauche- les démons. L'ondulation extatique de la ville, la sensualité frénétique de l'excès, l'épaisseur charnelle des chansons qui montent depuis les boîtes de nuit- démons planqués, démons furieux, démons en maraude jusque dans le moindre globule de chair, le moindre centimètre de ce goudron modelé. Ils sont partout. Glissés dans les textiles, imprégnés aux cuirs souples, et surtout à la chair. Les démons sont amoureux de la peau, ils aiment la pénétrer, l'investir, la distendre, elle est pour eux un duvet confortable, un merveilleux terrain de chasse où répandre l'appât de la sensation pour capturer les nerfs, remonter jusqu'à l'âme et la saucissonner. La peau est leur accordéon. Ils font avec elle une musique d'ivrogne sur laquelle dansent les faibles. Les faibles tels que lui.
Si pâle, si maigre, plus anguleux et froid même qu'un cristal de givre. Si fatigué de la vie. Usé jusqu'à la trame calcaire de son être, par trop d'années à trembler, à souffrir. Avec cette maudite jambe, avec ces maudits os qui se tordent, qui craquent à tous bout de champs. Petit bonhomme de fagots et de ficelles, pauvre poupée de brindilles, il s'appuie sur la canne somptueusement décorée, il masse doucement la chair contusionnée avec des crèmes, des huiles, cajole ses membres gonflés en se mordant les lèvres. Une main pour concéder à l'enveloppe charnelle aussi mince qu'une coupure ou que le fil d'une feuille, quelque ténébreux et futile soulagement passager. Une autre main écoulant les perles du chapelet au rythme des murmures. Les lèvres crispées fleuries seulement pour un baiser aride à la croix lourde et froide, tandis que la jambe dure fourmille, picote, chaude et spongieuse après les soins, repue de palpations et de substances huileuses.Chair étrangère accolé à la sienne, avide membre bestiale sirotant le contact. Inutile appendice qu'il aurait mieux valu couper, éternelle source de souffrances rattachée à son corps. Ils disaient, à la Maison, malformation congénitale, et ils parlaient de vis pour redresser les os, ils parlaient de fractures, évoquaient des traitements, procédaient aux massages, lui donnaient des pilules qui contenaient l'illusion d'un paradis fugace, et qu'on venait lui dérober à coups de coudes et de moqueries dés lors qu'il ressortait de l’infirmerie. Il a toujours songé pour sa part : châtiment. Mise à l'épreuve et châtiment. Pour la famille trop blonde, d'une race trop épurée, trop pieuse, avec son sang exquis, bien plus ancien que le plus vieux des vins. Tourné en vinaigre pour n'avoir pas su se renouveler d'une génération à l'autre. Pour tous ces nobles principes bourgeois, pour cette froide hypocrisie dénuée de joie, cette existence luxueuse et mécanique dont l'austérité s'exhibait dans un écrin de richesses. Pour cette foi ignoble, dépassionnée : un châtiment. Fergus, le premier né, poupon trop tôt cédé à la violence du monde. A peine capable de froisser ses poumons malformés. A peine capable de tenir debout. Petit ange de dieu toujours hurlant de douleur dans son berceau sculpté, infernale innocence soumise à la torture.
Abandonné sous les yeux du Seigneur depuis le premier jour, mis à ramper sous son regard pour y trouver la fore de s'élever jusqu'à lui. Essayer n'a jamais suffit à lui attirer la miséricorde angélique, le céleste frôlement de l'extase, le feu de Son amour. Il fallait réussir, pour cela, à devenir un saint. Il était convaincu de pouvoir y parvenir, avant le Mariage. Il était convaincu d'être sur la bonne voie, petit évangéliste tiré à quatre épingles, costume cravate apposé en armure, la patte folle dissidente confrontée à d'autres handicaps, bien pires encore qu'une jambe festive, qu'une bouche molle bégayante. Qu'importaient les obstacles dressés face à sa juste fureur juvénile, qu'importaient toutes les âmes païennes irrémédiablement perdues, oui, et qu'importait même la fatalité qui l'emporterait loin de ce champs de bataille quand Père et Mère viendraient reprendre à la Maison leur triste descendance. Il avait le sentiment de pouvoir changer les choses, de pouvoir marquer le plâtre aggloméré des murs de son empreinte indélébile, de léguer à la Maison lourde d'un millier de secrets et à ses habitants un patrimoine plus saint, l'histoire d'une purge décisive à la gloire du Seigneur. Il savait être en mesure de faire de cette enclave païenne une graine de paradis déployée sur la terre- sur cette terre fangeuse où s'élevait la baraque sordide, l'arche grotesque construite pour les déshérités. Semblable à un grand navire rouge, tortueux, fait de plâtre et de bois, aux longs voiles écarlates de tuiles empoussiérées. Une vaste comédie de navire, impropre à la navigation. Ils avaient lancé le bateau et son peuple d'enfants-monstres à travers les marais, sans doute en attendant qu'il ne coule dans les flots globuleux de la tourbière. Ils avaient choisis le recoin le plus spongieux de Louisiane pour y bâtir la Maison, puis les y avaient tous enfermé sous des prétextes divers, tous les agneaux boiteux de Dieu moissonné par les grandes déceptions parentales, tous les moutons à la laine noir, tous les bâtards, les oubliés, en adressant au ciel des prières pour leur âme, en réclamant sans doute qu'ils sombrent à tout jamais. Prétextant les sauver avec des pluies de cachets et mille baisers d'aiguilles, avec des perfusions, des banderoles bariolées, des promesses sans fondements, prétextant faire preuve de miséricorde en les cloîtrant les uns avec les autres, pâles grouillements de cafards, plus sauvages et plus blessées que des bêtes de curée. Les innocents à la dérive, dans la tempête, s'étaient mués en créatures impies. L'arche ordurière, conserve ligneuse d'espoirs livrée à une bestialité sans date de péremption, était devenue une antre maléfique, une simple barrique flottante vrillée de moisissure, où la chair et l'esprit pourrissaient de concert. Tel était déjà le cas quand il avait été tassé à son tour dans cette fosse baveuse. Mais il ne s'était pas laissé happé par la mystique païenne des autres occupants, il avait fuit le rayonnement du faux prophète qui régnait en ces lieux ; le pâle adolescent aux yeux décolorés, aux cheveux de vieillard, et à la voix si douce, si trompeusement caressante et charmeuse. Le maestro au nom de fantôme qui prétendait faire revivre Noé au travers de sa lividité, sous prétexte de partager avec lui une commune blancheur. Le garçon qui menait les liturgies ineptes de la foule païenne avec tout le sérieux d'un cardinal et l'habit d'un clochard, celui que l'on appelait : Banshee. Avec amour, crainte ou adoration. Avec tout le respect des enfants de la Maison- de cette baraque infâme qu'ils nommaient fort simplement la Rouge, de la tendresse aux yeux, un roucoulement aux lèvres. Rien qu'un tord parmi d'autres, quand ils se qualifiaient déjà sans considération pour leur humanité. Voyant partout non de simples enfants mais des rats, des loirs, des cerfs, des cygnes. Attachant à leurs communautés morveuses des noms de bêtes, des animaux totems censés leur correspondre, puis tout à leurs traditions sordides, priant les cauchemars que leurs prédécesseurs avaient conçu comme une barrière de plus pour s'éloigner du monde. Vénérant les ombres dans les murs sans se priver de leur donner des cornes, comme un dernier pied de nez en offense au Seigneur. Insectes blasphémant sans trêve au nom d'une déesse écarlate nourrie de bouts de phalanges, une année après l'autre. Une tradition barbare parmi d'autres, sonnant le glas de leurs âmes.
Il avait vécu là-bas submergé d'écarlate, acculé par les menaces de la puberté ; la sienne et celle des autres. Avec le rouge passion, le rouge blessure, le rouge frénétique et charnel, posé sous son regard, se pressant sur ses sens, invitation insistante à en perdre la tête. Dans l'étreinte poisseuse et asphyxiante du rouge, il s'était préparé à affronter le monde extérieur et sa voracité, son hypnotique décadence, sa luxure déferlante- il s'était préparé pour l'hydre molle à mille têtes qui sinuait dans les rues, l'entité même qui ce soir s'écoule autour de lui. Et il avait acquis la certitude qu'il parviendrait à contrer toutes les machinations pour atteindre l'état de grâce, pour que les anges transpercent son cœur d'extase avec des traits de lumière, que Dieu le reconnaîtrait et ferait de lui un saint. Alors Fergus aurait son visage tatoué sous les paupières des pieux, Fergus aurait son visage apposé dans les livres, Fergus aurait même ses vitraux dans de petites églises, sa légende à jamais murmurée à travers les campagnes radieuses- il aurait son jour férié, et les enfants l'aimeraient pour cela, ils l'aimeraient comme ils n'avaient jamais su le faire de son vivant. Face à la damnation des autres pensionnaires, il s'était laissé convaincre d’entreprendre sa grande œuvre, de transformer la Maison en lieu saint. De la purger de ses démons, bambins en furie ou créatures cornues. Il en était alors capable. La situation lui était propice à cette époque, ses fidèles, si peu nombreux qu'ils soient, propageaient sa parole, rêvaient d'un monde meilleur, d'une vengeance légitime. Ils étaient les parias de cette famille de sauvages, le troupeau sacrifié reclus dans une impasse, là où les loups pouvaient choisir quelle brebis ils mangeraient. Cygnes sacrificiels pour qua la machinerie sociale puisse continuer de tourner et de broyer les êtres. Mais cette époque serait bientôt révolue, pensaient-ils alors e repassant joyeusement leurs costumes, leurs bibles sous l’aisselle, l'exultation au cœur. A l'époque, une crise mystique secouait toute la Maison. L'arche était prête à sombrer sous les grondements de panique. Ou à changer capitaine. Et il était capable d'endosser cette charge. Malgré le mépris des païens, malgré leurs moqueries incessantes, malgré le massacre qu'ils perpétuaient depuis plusieurs années, tout à garantir la pérennité de leurs secrets, de leurs mensonges et de leurs traditions. Eux qui gavaient les murs de phalanges et de cadavres, eux qui nourrissaient la baraque d'encens et de prières.
Ils avaient finis par voir le danger qu'il présentait pour eux, pour leur monde. Ils avaient compris que Fergus, l'infirme bégayant dont on salissait les costumes de crachats, saurait précipiter la fin de cet âge sombre sur lequel ils régnaient. Alors ils avaient organisé le Mariage.
Il y avait eu une embuscade, comme tant d'autres fois auparavant. Ils attendaient devant le dortoir, peinturlurés, silencieux, ruisselant de breloques et d'amulettes. Les têtes pensantes, les officiants de la foi païenne, les irrécupérables. Trois silhouettes échevelées aux visages barbouillés. Il s'était immobilisé devant eux, devant leurs traits repeints comme des masques mortuaires. Puis leurs cohortes étaient sortis des couloirs dans le grincement des fauteuils roulants, le tricot des béquilles. De tous côtés ils s'étaient extrait des images entremêlées aux murs, ils avaient rampé en dehors des ombres portées par les meubles, ouvert des portes sans émettre un seul grincement théâtre ni de murmures convenus- rien que les sons sinistres de leurs chaussures orthopédiques, de leurs prothèses doucement entrechoquées, de leurs souffles asthmatiques. Ils avaient formé un cercle de chair et de bibus dansants (poignets oreilles et gorges décorées au diapason de leurs traits maquillés), un tout nouveau cercle infernale conçu à sa seule intention. Ils ne l'avaient pas insulté, pas même la brute basanée aux yeux d'onyx, pas même sa sœur blafarde à la cascade de boucles. La perfide et la bête. Deux des petits chefs de la Maison, deux des ennemis mortels, si prompts à déverser des rasoirs de leur bouche- silencieux comme les tombes qu'ils avaient creusé pour tant d'autres enfants. Tueurs adolescents aux sourires prédateurs, dont les lèvres chatoyantes de venin restaient pourtant closes, ce soir là, immobile inexplicablement.
Plus que tout il avait craint le silence du Grand Bouc. Sa Némésis hirsute, le presque enfant géant au corps d'adulte, le chef du groupe rivale, de l'assemblée mystique. Le roi caprin des Cerfs. Paroxysme de vitalité quand lui n'était qu'un cancrelat blafard, parangon de vigueur bestiale quand lui n'était que retenue et ferveur, amoureux du théâtre (du mensonge dans son plus bel habit) quand lui reniaient les illusions commodes et la beauté du verve (l'éclat trompeur de la poésie, le soulagement vulgaire des joyeuses comédies), car les mots dans sa bouche ricochaient plusieurs fois avant d'être éjectés. Le Grand Bouc qui parlait à tord et à travers, tandis que lui même ne prenait la parole qu'à la seule fin d'étendre le royaume de Dieu. Une pierre après l'autre pour paver un chemin conduisant vers le ciel – et pour l'autre l'infâme puant, rien qu'un layon torturé dans les bois. Il y avait toujours dans la bouche du Grand Bouc une fureur dansante, trop de mots qui pépiaient sur sa langue et trop de voix gonflant au sein de sa gorge ample. Des nuées des mots pour charmer l'auditoire, pour captiver les cœurs, endormir les esprits, exalter les passions dans les carcasses malades. Le Grand Bouc si charnel, si pesant, toujours si foisonnant de paroles, comme un fièvre à lui seul, foutu printemps gueulard. Ce garçon qui n'était rien d'autre qu'une bouche grande ouverte et très moite, chatoyante de tous les feux de l'enfer dans son tourbillon de fourrure filée d'ocre et feu, ce garçon là qui tonnait d'un bout à l'autre des couloirs, ce garçon insolent aux vastes sourires d'ogre, celui-là qui singeait un orchestre à lui seul- silencieux, solennel. Sobrement taiseux. La gueule broussailleuse recouverte d'une peinture blanche humide qui ne faisait qu'étendre encore ses traits ciselés d'adulte, mettant ses yeux de chouette tout au centre du monde. Un regard obsédant de profondeur, puits de verdure suintante. Il voulut échapper aux abîmes ouverts sur ce visage de plâtre, échapper à la sordide comédie de ce mime gigantesque. Mais sur chaque face phosphorescente qui perçait le crépuscule envahissant des lieux (insipide brouet de nuit, invasif), il trouva les mêmes trous d'obscurité, les mêmes silences, les mêmes aplats inexpressifs. Sa jambe se mit à lui faire mal, ses os se tordirent à nouveau dans leur ganache de chair. Ses nerfs firent des nœuds, ses muscles tressautèrent. Sa hanche émit un vif craquement. Sinistre cri de squelette.
Les enfants se turent. Ils ne rirent pas comme ils le faisaient toujours. Ils l'emmenèrent à la cave, sans qu'il ne puisse rien faire que de conduire la marche. Inexorablement poussé vers l'avant, parfois guidé d'une main ferme posée sur son épaule pour l'inciter à bifurquer vers l'un des embranchements.
La procession s'écoula dans les couloirs de briques rouges qui formaient les entrailles de la Maison, s'illuminant doucement au gré de leur avancée dans les viscères obscures. Les sauvages produisirent des bougies parfumées de touts tailles et couleurs. Même de petites rayées plantées sur les gâteaux d'anniversaire, qu'ils avaient subtilisé au royaume chromé des cuisines. Des odeurs grasses emplirent l'air, décollant des mains blêmes des enfants telles des oiseaux trop lourds. Une puanteur florale entoura le cortège comme un drapé crasseux, une toile pesante obombrée de suie. Ils avancèrent dans une brume épaisse, incolore, alourdie par d’innombrables nuances olfactives, voyagèrent à travers une pellicule huileuse, au gré d'un flux dansant capiteux, qui se mit à glisser au devant de leur cohorte, précédant leur marche d'un grand bouchon de brouillard ; ils le poussèrent toujours plus loin à travers les couloirs. C'était une orgie pour le nez, mais elle éclatait dans un silence macabre. Il n'y avait que les bruits ferreux et plastiques de leur infirmité, une partition mate, grinçante, relevée par les tintements de grelots et les sons doux produits par les grigris qu'ils portaient tout contre eux. Le plafond bas suintant d'humidité et les murs écarlates absorbaient tout le reste et s'étiraient lentement en boyaux étriqués. Il lui sembla, ce soir là, avoir fait trop de détours dans cette sinistre fraîcheur de sous-bois, avoir marché sur une distance trop longue. Il eut le sentiment de plonger dans les profondeurs secrètes de la Maison, d'emprunter des tunnels abscons qui n'auraient jamais dû s'étendre au travers de la cave. Il lui sembla parfois entendre les bruissements d'une forêt. Le sol, poisseux par endroits, fondait sous certains de ses pas pour révéler une mollesse torpide, une tendresse limoneuse, d'abord agréable, mais très vite incongrue. Quand ses yeux quêtaient l'humus dont les sensations remontaient en pressions délicates à ses jambes douloureuses, il n'y avait que le ciment grumeleux, ses pieds et les béquilles qui s'offraient à son regard. Au-dessus de sa tête, la mélopée spectrale des branches tenait plus de l'acouphène que du chant, et il n'y avait nul part le filigrane d'un feuillage, fut-il fantomatique. Mais il pouvait sentir la paisible oscillation des arbres.
Quand la salle les happa finalement dans son halo tamisé de lumières, il avait déjà perdu depuis longtemps tout repère temporel. L'haleine tiède et sèche de la pièce déferla sur lui comme une caresse aimante, portée par le flammèches qui brûlaient sur d’innombrables cierges. Il ne sut qu'éprouver face à cette marque de reconnaissance. Jamais la Maison ni ses pensionnaires n'avaient exprimé le moindre désir de l'inclure dans leur communauté. Il eut envie de pleurer, puis de cracher, et il se contenta finalement de rester impassible. Impassible mais tremblant sur ses membres courbés. Impassible et livide. Impassible et- pitoyable. (Frêle) Vulnérable. Trahis par ses nerfs dans sa volonté de n'offrir aucune prise au jugement. Au nom de quel orgueil.. ? Il s'était laissé cornaqué dans la cave sans opposer la moindre résistance.
Il lui arrive toujours de se maudire après treize ans de hantise, tout en sachant qu'aujourd'hui encore il n'agirait pas autrement. Qu'il se convaincrait, même adulte, de pouvoir préserver sa dignité rien qu'en pinçant les lèvres, en brandissant bien haut sur son cou maigre un visage de galet, tentant d'oublier que tous ses nerfs conspirent à trahir son maintien. Mais il aime croire que tout pourrait être aujourd'hui différent, qu'il a acquis en force au lieu de poursuivre sa désagrégation, que sa place dans ce coagulum urbain n'a été déterminée que par cet unique évènement, et que sa cave n'aurait à receler aucun pêché si on lui avait épargné le Mariage. Il aime pouvoir maudire les visages peints prisonniers de sa mémoire, pouvoir jeter leur surnoms au Seigneur quand les remords se font trop insistants- Quenotte, Tamanoir, Raspoutine.
Ils l'appelaient Richter pour moquer ses tremblements nerveux, l'éternel bégaiement filtrant toute ses paroles. Ils l'appelaient Richter pour tourner au ridicule sa dignité bourgeoise, car il y avait dans ces syllabes un jeu de mot aussi puérile que leurs imitations braillardes de ses trémulations (riche terre, RIche têêêêre, ça rime avec cimetière, ou alors ça le devrait, ça fait belle impression monsieur madame très bien, riche-serf (le nôtre), riche-fer (de jambe), riche-mer de chien, ça lui va bien Richter, c'est un tremblement de terre), et lui ne pouvait rien faire que de réserver son nom aux pages de son journal, que d'y écrire jour après jour avec ses doigts tremblants.
"Fergus Ulman, mardi 7 février 1992, seize heures. Le thé à la menthe de Fleur est trop sucré, comme toujours ; sa Gourmandise irrépressible doit être sanctionnée, mais je suis faible face à ses yeux d'enfant. Pardonnez moi Seigneur, mais je savoure ce bref moment de paix dans l'ombre fraîche soulevée par les rideaux vaporeux qui dansent devant les fenêtres de notre dortoir. Il a fallut remplir un formulaire pour avoir ces rideaux. J'aime ces instants de répit dans l'enclave de pureté qu'est devenu notre dortoir. Sous les caresses précautionneuse des rayons de soleil, dans le noble silence qui imprègne ce moment, je peux oublier que notre service à thé est en plastique, car des Rats ont brisé toutes nos tasses de faïence. Je peux oublier que ce matin le Crevard a menacé l'une de mes brebis de son cutter et de sa langue perfide. Je peux oublier que Banshee persiste à propager sa parole païenne, pâle apôtre du Diable aux sourires doucereux. Je peux oublier les âmes noire goudron de ces corps juvéniles qui se tordent à la fois de rire et de douleur. Pardonnez moi Seigneur, mais j'ai besoin de ces fragiles instants de grâce pour supporter l'existence que je mène dans cette maison investie d'une présence démoniaque, où l'impiété et le blasphème côtoient la barbarie. Il me semble que je deviendrais fou, sans cela, comme ils le sont eux tous. Je ne crains pas d'opposer ma foi à leur hérétique bestialité car je me dois de porter Ta parole à leurs oreilles qui ne veulent pas l'entendre, mais il me faut pour le moment plus que la prière pour mener à bien la mission que Tu m'as confié en m'envoyant ici. C'est faiblesse de ma part. Je ne suis pas encore digne de Toi, mais je saurais le devenir car Ton amour est la seule chose à laquelle j'aspire."
Dans la cave, les lignes du carnet dansaient derrière son front, s'entrecroisaient en faisceaux vifs, rouges et bleues, comme des lasers dansants braqués au sein de la nuit. Il eut l'impression de voir défiler des traits de néons échappés aux enseignes des drugstores et des panneaux routiers, jaillissant vers le ciel pour y créer d'autres constellations. Il se souvint du bus qui l'avait amené à la Maison, du long voyage nocturne et des aires d'autoroute scintillantes, des lumières fluorescentes qui peuplaient les ténèbres. Il se souvint qu'il avait détesté ce voyage interminable. Il se souvint que le monde défilant derrière les vitres embuées lui avait semblé vaste, sale et dangereux. Puis tandis que les païens le poussaient plus avant dans la pièce, il se souvint de toutes ces rebellions silencieuses prisonnières de sa calligraphie tressautante, et le contenu du carnet lui sauta au visage. Les mots roulèrent d'un bout à l'autre de son crâne en un tourbillon noir, cercles entrecroisés de syllabes percutées dont la cohue dansante laissait parfois s'extraire un mot plus fort que d'autres. Un message hachuré et cryptique. Tout le contenu du journal gonflait entre ses tempes comme une étrange nausée mal localisée. La tête lui tournait. L'odeur des bougies était trop lourde. Les enfants ne parlaient pas. N’émettaient aucun bruit. Il eu l'impression qu'ils s'étaient tous évaporés à son entrée dans le halo de lumières. Fergus tourna la tête, provoquant la plainte furtive de chaque os dans sa nuque.
Ils se tenaient derrière lui dans leurs jeans, leurs t-shirt trop vifs, leurs ruissellements de breloques, avec des têtes de mime, un silence de cadavre, et leurs corps malades formaient un mur craquelé. Il s'en extraient trois briques. Une grande, une petite, une moyenne. Trois briques mousseuses, essentielles à la cohésion de l'ensemble ; mais le mur, pourtant, continua de léviter et d'onduler lentement, agglomérat de débris, phosphorescent, inepte. Raspoutine, Quenotte et Tamanoir s'avancèrent sans un mot. Trois silhouettes prédatrices aux cheveux interminables. Le roi des boucs et son amabilité mal placée, mal conçue, qui avait tenté des mois durant de les comprendre, lui et sa foi, pour ne que mieux les piétiner de ses ardeurs païennes, de ses outrances vibrantes ; la princesse noiraude aux yeux laiteux, au teint parfait, aux robes de conte de fée, mais au cœur noir, aux doigts sanglants, et qu'il s'était pourtant convaincu de pouvoir sauver de son frère une fois Banshee, l'adulé, renvoyé aux ténèbres ; puis le matou, l'hérissé de rage, l'ire en chair, en cheveux et en os- tout en nerfs, en tendons, en zozotements rageurs, moqueurs, de petite brute pourtant trop grande des poings, trop grande de coups, entremêleur d'entrailles mettant au fond de son ventre d'étranges nœuds par milliers ; les trois sauvages, mortels ennemies, infiniment, horriblement dangereux. Les trois pontes effrayants d'impiété qu'il s'était mis en tête de vaincre avec ses machinations appliquées, ses manœuvres rebelles, toutes les ressources de sa foi et -Dieu le pardonnerait- de sa ruse. Il avait eu droit à leur mépris, à leur hostilité, et même à la sympathie malvenue du Grand Bouc. Mais jamais encore il ne s'était attiré le genre d'attention qu'ils lui manifestaient alors. Il en prit soudain conscience : dans toute cette solennité, il y avait chez eux une forme nouvelle de défiance. La reconnaissance inédite d'une menace.
Pour la première fois l'élite païenne craignait le petit, le risible Fergus, tout bourdonnant de malaise. Pour la première fois, ils prenaient au sérieux l'infirme bégayant. Cette prise de conscience l'emplit d'exultation, et un instant au moins il eut le sentiment d'avoir posé le pied sur quelque fugitif nuage du paradis- prêt à se dérober sous son pas malhabile, mais bel et bien présent, chantant sous ses béquilles pour l'enjoindre à la danse. Un sourire étira le mince couperet de ses lèvres, un sourire véritable qui ne tressautait pas, bien ancré à sa bouche, un sourire comme il n'y en avait eu que trop peu dans sa vie- nouveau miracle en formation qui procréa de lui même un peu plus de bonheur en son cœur jusque là paniqué. Il était craint par les éminences de l'infernale Maison. Cela ne signifiait-il pas qu'il approchait de son but ? N'était-ce pas la preuve qu'il était en voie de parvenir à ses fins ? Il n'avait pas à avoir peur alors. Ni des trois apôtres démoniaques au sérieux surjoué, ni de cette mise en scène. Pas même du sort qu'ils pensaient pouvoir lui réserver au terme de cette mascarade. Car, il le savait, Dieu ne l'abandonnerait pas. Pas quand il était, finalement, si proche de réussir à faire de Sa parole la nouvelle loi en vigueur au sein de la Maison. Grâce à tous ses efforts, Son regard se portait de nouveau sur ces lieux décadents dont Il s'était un jour détourné, abandonnant les pêcheurs précoces à leurs vices déjà bien trop ancrés. Il avait ramené le Seigneur en ces murs, et nul démon ne pourrait plus y changer quoique ce soit. Les hérétiques avaient déjà échoué. Avec cet obscur châtiment enveloppé de mystères qu'ils lui faisaient miroiter en exhibant vulgairement leurs attitudes cérémonieuses, ils ne pouvaient plus réussir qu'à faire de lui un martyr, que donner plus de légitimité encore à sa cause, et non étouffer la révolte dans l’œuf. Quand Fergus le comprit, il sentit Sa lumière le nimber, infiltrée jusqu'en cette cave secrète, malgré la distance qui s'étendait entre lui et le ciel. De vibrants faisceaux d'été le frôlèrent, jaillis d'harpes célestes, un doux papillonnement gonfla dans ses entrailles. Peut-être son sacrifice serait-il nécessaire pour instaurer en ces lieux la parole du Seigneur. Il n'éprouvait nul crainte à cette pensée. Sous le regard de Dieu, la torture et la mort deviendraient une extase. Les anges viendraient tremper leurs doigt d'or dans son cœur supplicié.
Il détourna le regard des impies qui se vouaient à le punir, leur opposant le long rectangle noir de son dos noué, la simple géométrie créé par le costume. Il ferma les yeux, étouffant les bougies et les cierges sous un battement de paupière. Se creusa dans la souffrance pour adopter une stature plus digne, bravant les courbatures, les douleurs de ses os, et il fit front ainsi, tendu vers le plafond pour se gorger de l'intangible lumière du Seigneur. Puis il attendit leurs coups. De poings ou de poignards. De bâtons ou de cailloux. Il sentit un mouvement enfler dans son dos, il perçut son approche méthodique, ample et tranquille. Il eut l'intuition de sa brutalité, le pressentiment de sa violence mortelle.
Trois colonnes de cheveux le dépassèrent. Sans frôlement ni murmures, sans regard menaçant. Sans mot doux semé sur leur passage pour étendre l'emprise de son angoisse vaincue, raviver à son corps un tremblement anxieux. Sans sourire carnassier délivré fugacement. Pas même de la brute aux manœuvres d’intimations si banalement efficaces, pas même l'ébauche d'une expression révélatrice et pernicieuse venant de sa petite grande sœur. Ils ne le touchèrent ni des yeux ni des mains, n'eurent pour lui qu'un silence et qu'une indélicate absence de réaction. Ils ne relevèrent pas même par la moquerie sa toute nouvelle bravoure.
la voix angélique du garçon s'élève comme le jet d'une fontaine et retombe sur la foule en une pluie de grelots. Sa gorge vaporeuse subit des fluctuations et s'ouvre comme un lys, ses lèvres pimprenelles éclatent d'un pourpre lumineux où sont absorbées toutes les fluorescences animant les néons. Les clochettes qui jaillissent de son gosier soyeux mettent quelques brins de muguet dans son long chant d'aurore, mais l'agonie du silence glisse en leur sein quelques fleurs d'asphodèle.
(inachevé)
https://www.youtube.com/watch?v=w0qVciN4lTs&feature=youtu.be
- Kalimankou Denkou - /watch?v=R1Y6126pEno - malka moma by Neli Andreeva (beautiful angelic singing) - /watch?v=-_gm0j1H1kc - kaval sviri - /watch?v=hVqrW-fPOQ0 (one of my favourites) - vecheryai rado - /watch?v=cto5fwLHxKA - zaidi, zaidi iasno slantce - /watch?v=4MdwDng0i2c - sedyanka - /watch?v=vxmr0EnT5C0 - ergen deda - /watch?v=lQXes4JFyIU - Prituri se planinata - /watch?v=0qYFtjtiJqo - dva shopski dueta - pure folklore singing - /watch?v=b4kOiEcmr9o - Kalugerine - /watch?v=E80FQ-T5RJk (very interesting, typical BG song techniques) - Danjova mama - /watch?v=kAXNdD6C8PM - Bezrodna nevesta - /watch?v=iHtnz_2O8mY - Shto li + Who am I? - /watch?v=RvCbimBpHuI (more modern, PC game soundtrack) - Shto li - /watch?v=cq44F1iV8GU (with orchestra) - dragana i slavei - /watch?v=BWcRs31k_m8 - begala rada - /watch?v=mxmDSeCWKmo (enchanting song) - prehvrakna ptichka - /watch?v=BRlTgEhwBck - more zajeni se gyuro - /watch?v=bw1_5fkpF84 - pilence pee - /watch?v=5v3piS-mScI - dreme mi se lega mi se - /watch?v=IiYNpr2wn9c - lale li si - /watch?v=Mrv4yPTJSjU - Trendafilcheto - /watch?v=Qdvc0FbR3oQ - Dumba - /watch?v=wGM8z8qeTDo - Prituri se planinata - modern mix Step Up 4 - /watch?v=737M_NsABcY
https://www.youtube.com/watch?v=w0qVciN4lTs&feature=youtu.be
- Kalimankou Denkou - /watch?v=R1Y6126pEno - malka moma by Neli Andreeva (beautiful angelic singing) - /watch?v=-_gm0j1H1kc - kaval sviri - /watch?v=hVqrW-fPOQ0 (one of my favourites) - vecheryai rado - /watch?v=cto5fwLHxKA - zaidi, zaidi iasno slantce - /watch?v=4MdwDng0i2c - sedyanka - /watch?v=vxmr0EnT5C0 - ergen deda - /watch?v=lQXes4JFyIU - Prituri se planinata - /watch?v=0qYFtjtiJqo - dva shopski dueta - pure folklore singing - /watch?v=b4kOiEcmr9o - Kalugerine - /watch?v=E80FQ-T5RJk (very interesting, typical BG song techniques) - Danjova mama - /watch?v=kAXNdD6C8PM - Bezrodna nevesta - /watch?v=iHtnz_2O8mY - Shto li + Who am I? - /watch?v=RvCbimBpHuI (more modern, PC game soundtrack) - Shto li - /watch?v=cq44F1iV8GU (with orchestra) - dragana i slavei - /watch?v=BWcRs31k_m8 - begala rada - /watch?v=mxmDSeCWKmo (enchanting song) - prehvrakna ptichka - /watch?v=BRlTgEhwBck - more zajeni se gyuro - /watch?v=bw1_5fkpF84 - pilence pee - /watch?v=5v3piS-mScI - dreme mi se lega mi se - /watch?v=IiYNpr2wn9c - lale li si - /watch?v=Mrv4yPTJSjU - Trendafilcheto - /watch?v=Qdvc0FbR3oQ - Dumba - /watch?v=wGM8z8qeTDo - Prituri se planinata - modern mix Step Up 4 - /watch?v=737M_NsABcY
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum