Le Pare-tempêtes
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Pantouffe
Pantouffe
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CC N° 17 Thème 55 : Morte armée Empty CC N° 17 Thème 55 : Morte armée

Jeu 20 Sep 2018 - 20:58
PAR MALNIR








L’ost royal s’en était allé vers le Haut Mur des Terres défuntes. La chevalerie chevauchait en tête, toute harnachée, caparaçonnée de métal brillant, pavoisée de milles couleurs éclatantes. Puis la masse confuse des fantassins du lancier à l’arbalétrier en passant par les hommes d’épée. Enfin l’intendance fermait la marche, convoi sans fin de voitures aux chevaux robustes, de chariots, de cavaliers
légers et relayant les ordres le long de grand rubans cliquetant que formait l’armée en avançant dans la campagne. L’ost s’en était allé, pour ne plus revenir.

Un temps, le royaume resta comme figé de stupeur. Le silence du Haut Mur avait d’abord étonné, puis inquiété. Et finalement la nouvelle de la défaite totale du roi se propagea au travers des campagnes, puis dans les villes. Et la stupeur peu à peu se changea en effrois et en désespoir. On le savait, les Maisnies défuntes ne faisaient pas de quartiers. Un saisissement épouvantais plongea vite le pays dans une atonie totale ; un peu comme dans un cauchemars, l’air s’était fait pesant, orageux ; on s’enfermait au soir tombant dans sa maison, et on n’en sortait plus avant que le jour ne soit revenu. Puis on n’eut plus de nouvelles des seigneuries voisines du Haut Mur. Un soir, un cavalier rongé par la vermine, la peau comme l’armure en lambeau, remonta la grande route au travers des faubourgs de la capitale. Réduit en charpie par le guet, son apparition provoqua une émeute. Les combats s’éternisèrent. Après trois jours, les rues jonchées de cadavres redevinrent silencieuses. Les combats étaient venus jusqu’à éclabousser les murs du palais où se cachait les trois princes régents. On n’eut alors plus de nouvelle de la capitale non plus.

En un an, le fier royaume se racornit comme un cuir pourrissant. Les bois se peuplaient d’horreurs, d’animaux faméliques et sinistres, les arbres grisonnaient comme s’ils se changeaient en cendres. Leurs écorces blanchissait, se couvrait de champignons malsains, se fendait et laissait couler des flots sanieux de sève. Leurs feuilles jaunissaient, tombaient inlassablement, jusqu’à ce qu’en tout le pays on ne vit plus que des forêts nues comme en plein hivers. Les sous bois se mouraient tout aussi vite, seules les plantes les plus rêches et austères continuaient à prospérer. Sous un ciel d’ardoise, les champs dépérirent à leurs tour, pour ne plus laisser que des champs de boue. La famine préleva son tribut et les fosses communes fleurirent dans chaque village… puis les corps restèrent là même où ils avaient chus. On ne luttait plus, on fuyait en colonnes qui allaient toujours s’amenuisant. On remontait vers les ports, vers les frontières, mais on arrivait jamais jusque là.

Dans ces vastes régions désertées s’introduisirent alors les Maisnies défuntes. Les murs se lézardaient, croulaient. Les toitures s’affaissaient puis s’effondraient. Chaque jours, les ruines gagnaient du terrain, et jusque sur les murs de la capitale exsangue. Le monde resta immobile quelques semaines, avant qu’à nouveau il y ait du mouvement. Les fosses communes éructaient, crachaient des fluides, des morceaux, vomissaient des corps. De ces bourbiers putrescents se levaient des silhouettes décharnées qui s’esquivaient lentement. Une forme activité reparut ; mais une activité maladive, mécanique, démente. On aurait pu voir alors ces formes livides en haillons errer dans les champs et les décombres, les orbites vides. Et jour après jour, de nouveaux arrivants venaient s’y joindre. Leurs armures étaient rouillées, leurs étoffes en lambeaux. Mais l’armée était enfin de retour, carcasses vides et sans âmes avançant par à coups. Un silence de mort accompagnait ces bataillons puants. Seul le vent jouant dans leurs os et leurs cuirasses comme dans des instrument venait leur arracher comme une longue plainte lugubre.

La capitale n’avait jamais senti bon. Mais pour un temps, elle puait comme une charogne. Et c’était qu’elle en était jonchée. L’émeute n’avait laissé que des morts, et les survivants avaient fuit ou les avaient rejoints. Quelques rares se terraient dans des recoins, leurs lèvres gercées articulant avec peine leurs prières. Dans les rues, des gardes continuaient des rondes mortifères, leurs corps pourrissants continuant à se mouvoir bien après que l’esprit se soit dissout. D’autres habitants morts hantaient les demeures et les ruelles. Et au château, dont les portes avaient été scellées, les sentinelles se faisaient toujours plus rares. Bientôt il parut tout aussi mort que le reste de la ville. La puanteur cependant ne dura qu’un temps. Elle s’estompa avec la pluie, se dispersa comme les os
blanchissaient sur le pavé et que même la vermine disparaissait.En pleine nuit de ce qui aurait été l’été, un an après son départ, le roi rentra en ville. Ses bottes ferrées teintaient sur le pavé, lançant des étincelles par moment. Sur son casque crevassé brillait encore sa fine couronne d’or. Des chevaliers le suivaient pesamment. Il arriva face à son château, aux murailles désertées, ébréchées. Les portes closes se dressaient face à lui, et il attendit. Comme le jour se levait, vague lueur livide au travers des nuages noirs, il se remit en mouvement, comme s’il sortait d’une longue réflexion. Il descendit dans les douves, s’enfonçant jusqu’aux chevilles dans une boue noire et fumante, et rejoignit une petite poterne. Sa porte gisait au sol. Il la piétina pour entrer. Un grand escalier obscur s’élevait dans
l’épaisseur de la muraille, et il le gravit, marches après marches, jusqu’à atteindre des communs déserts, une cour jonchée de corps au milieu de laquelle se tenait un chevalier immobile. Il le dépassa, entra dans le palais. Beaucoup de domestiques étaient encore là même où la vie les avait quitté. Quelques uns se traînaient péniblement d’une pièce à l’autre. Ainsi le roi arriva, cliquetant de toute son armure et de tout ses os, dans la grande salle. Ses trois fils étaient à la table. Deux immobiles et noircis, affalés sur leurs sièges. Le cadet tout aussi desséché était encore droit sur son siège, et tourna lentement sa tête à son entrée. Son père le rejoignit et là resta immobile.
L’agitation retomba dans la capitale.

Ainsi le royaume, après la nécrose, la puanteur, la sanie, se figea, se momifia. Et plus rien ne changea. Comme certains animaux stupides qui même décapités se débattent encore jusqu’à ce que leur sang se soit vidé, il avait donné encore quelques signes de vie un an après que ses derniers habitants soient passés de vie à trépas. Mais si il semblait figé, il n’en était en réalité rien ; il se
métamorphosait peu à peu. Ses routes disparurent sous les herbes folles, ses forêts achevèrent de s’étioler, les murs de ses villages disparurent bien vite, le soleil déclina, falot, et ne se leva plus. Les ténèbres absolues engloutirent le pays. Elles rongèrent les collines, les montagnes, les villes et jusqu’aux plus hauts remparts. Leurs poussières vinrent combler peu à peu les lacs, les rivières et les mers, qui bientôt ne furent plus que des flaques boueuses. Rien ne subsista que les herbes fantomatiques, pales comme des ossements. Et nulles âmes pour les voir.

L’humanité s’en était allée, le monde s’en était allé. L’absence commençait à poindre. Le sol devenait meuble, sans consistance, et même les herbes dépérirent. Elles s’assombrirent et s’y fondirent. Et la terre obscure et inculte se mit à fumer, à s’évaporer dans l’éther. Les ultimes forces de la vie avaient disparues. La mort avait triomphé, et à son tours agonisait. Enfin il n’y eut plus que le Néant.


Dernière édition par Pantouffe le Jeu 20 Sep 2018 - 21:11, édité 1 fois
Pantouffe
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CC N° 17 Thème 55 : Morte armée Empty Re: CC N° 17 Thème 55 : Morte armée

Jeu 20 Sep 2018 - 21:02
PAR SILVERPHOENIX

Son temps était venu...


Michael nettoyait son fusil d'une main tremblante, Son estomac était sauvagement attaquée par une angoisse barbare, d'une puissance colossale. Des milliards de
pensées s'entrechoquaient dans sa jeune tête. Ses yeux semblaient luire de mélancolie, alors qu'un féroce mélange de colère et de peur dévorait ses entrailles.


Pourtant, Michael tentait de ne rien laisser paraître. C'était son devoir de participer à cette guerre absurde, alors que l'armée ennemie demeurait supérieure en nombre et possédait une bien meilleure technologie de combat. Des avions flambants neufs, des bombes incendiaires pouvant détruire des villes entières, des soldats surentraînés...


Michael le savait. Il était déjà mort. Son armée était déjà morte.
Il désirait fuir. Fuir cette guerre meurtrière et inutile. Fuir sa mort. Mais son destin était inéluctable. Peu importe son choix, la mort le guettait. Et si ce n'était pas la mort, ce serait une souffrance éternelle... «déshonorer » sa patrie le conduirait à vivre l'enfer. Ce patriotisme dégoulinant le dégoûtait jusqu'à la nausée. Et pourtant, il se trouvait ici, dans cette armée qu'il avait toujours méprisé.


Michael se leva, prit son fusil à deux mains, et le rangea sur son dos voûté. Un soupir de désespoir s'échappa de ses narines. Il avait peu de temps avant de partir à la mort. Le jeune homme se mordit avec force la lèvre inférieure, puis claqua des dents. Si seulement il pouvait partir... Si seulement...


Une idée fulgurante lui vint tout à coup à l'esprit. Il devait écrire. Écrire une lettre ouverte, anonyme, où il cracherait toute sa haine et sa rancœur envers l'armée, la guerre, la mort, et même les humains en général. Lui qui avait toujours oeuvré pour la paix, pour que les Hommes puissent se comprendre, il n'avait désormais plus qu'un profond dégoût pour sa propre espèce.


Michael reposa lentement son fusil dans un coin de la pièce, puis prit du papier et un crayon. Il se dirigea vers une chaise, s'installa dessus et commença à écrire.


« Je suis mort. Cette guerre m'aura tué d'ici quelque heures. Je suis juste dégoûté de ma propre vie. J'ai échoué. Je voulais tellement que la paix soit vécue par tous au quotidien. Mais ce combat est vain. Cette guerre est vaine. Tout est vain désormais. Car je suis mort.


Mon armée, je la méprise. Elle est morte, elle aussi. Tout autant que moi. Tous les soldats que j'ai connus, les téméraires, les angoissés, les loyaux, les sadiques meurtriers, seront tués par la balle, les maladies et les obus. Cette institution si sacrée nous envoie à la mort. Je suis mort. Je suis mort. Je n'arrête pas d'y penser. Je suis mort.


Tout ça pour quoi en fin de compte ? Le pouvoir ? L'argent ? Le patriotisme ? La haine de l'autre ? Je n'en sais rien du tout...


Ce que j'écris paraît naïf et décousu, mais les mots me manquent pour m'exprimer... ».


Michael ne sut quoi écrire d'autre. En effet, les mots lui manquaient pour s'exprimer. Il ne connaissait pas les aboutissements de cette guerre ou le contexte géopolitique de son époque. Il n'était qu'un jeune homme pour lequel le monde s'est effondré.


Il garda le papier sur lui, reprit son arme et marcha sans assurance vers la porte. Il plaça sa main sur la poignée et actionna le mécanisme en l'abaissant. La lumière du soleil pénétra dans la pièce. Quelques soldats armés se trouvaient à quelques mètres de la porte. Michael les voyait déjà en tant que cadavres debout sur leurs jambes décomposés, le visage et les membres quasiment squelettiques. Il ne pouvait pas les imaginer vivants une seule seconde. Il se voyait lui-même la chair pourrissant, dévoré par des vers.
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Jeu 20 Sep 2018 - 21:07
PAR PANTOUFFE


Plusieurs années de débris, une décennie industrieuse à les collectionner.
Déchets opalescents ondulant faiblement, flottements paresseux bercés d'obscurité. Une obscurité aqueuse, dense et marbrée. De délicates phosphorescences voyagent dans les courants d’aquarelle grise. C’est un prodigieux mouvement d’anguilles et de coulures plissées qui anime l'abîme noir, filets de crème liquide s'épanchant indéfiniment dans la trouble épaisseur des ténèbres océanes. Vibrations lactescentes parcourant les flots d’encre, notes suspendues, argentines, dans le silence de feutre, écrin de velours sombre où s'amoncellent mollement des accords cristallins, fondus aux formes douces. La nuance de chaque cris paresse ici-bas, modelée dans la chair pâle, grappes soyeuses et diaphanes, trilles stridentes de voix éteintes, préservés en bouquets pulpeux et blafards, modulations charnelles du hurlement de terreur qui précéda la mort puis le démantèlement. Mille cris d'angelots assassinés. Quand bien même il les tua tous avec sa tendresse coutumière, sans leur permettre de voir venir l'oublie se embrasser leur visage -rien qu'un coussin entre ses mains, rien qu'une longue pression, comme le baiser très insistant d'un nuage- leur accordant la miséricordieuse ataraxie de la drogue, l'ultime léthargie du sommeil pharmaceutique. C’est regrettable qu’il ait fallu en arriver à cette extrémité. Qu'il ait fallu aller jusqu'à tuer certains d'entre eux pour terrifier les autres. Il n’a jamais voulu que la douleur persiste dans les froissements de la chair. Il voulait simplement changer le monde en bien. Être ce dieu bienveillant aux abonnés absents, cette paire d'oreilles attentive dans les murs, cet œil compatissant braqué sur les fidèles. Rien que celui qui les aimerait et les protégerait tous- mais au prix de sacrifices et de vénération. Car il ne peut malheureusement pas en être autrement.
Il désirait aussi accroître son pouvoir et peupler l’abîme secret de son royaume nocturne, enchaîner les rouages de membres étiolés sous la surface d’un univers furtif. On ne peut faire qu'ainsi. Il lui fallait de la chair pour créer cette mécanique primordiale, et des espoirs, mais aussi de la peur, afin de la huiler. Il fallait des sacrifices pour soulever le cœur gourd de son monde frémissant, mettre une mouvance sous le velours froissé qui fleurit en salons de thé et en couloirs tapissés de moire, juste là, dans la lumière cuivrée, au-dessus des profondeurs aqueuses qui ondoient d’appétit. Voilà son arche, son magnifique bateau. Bien loin des abîmes glauques, il y a la paisible surface de son monde, une couche crépusculaire étalée, épanouie, au-dessus d'une autre couche, nocturne celle-ci. Tout est question de strates et de secrets, d'obscurité et de grouillements. Là-haut, c’est un royaume de luminaires en bronze, un monde parfait aux tables basses laquées, aux bois vernis, à la géographie soyeuse et amovible ; marbres rosées, sculptures chargées, mais d'un bois tendre, luisant, comme une chair tendue. Un monde où tintent harmonieusement des cuillères d'argent dans d'exquises tasses de faïence décorées, semblables à autant de fleurs mouchetées, un monde aux sucriers en porcelaine de chine toujours emplis de berlingots rayés, où de lourds gramophones se tendent pour délivrer leurs messages plein de langueur, où les fenêtres voilés d’épais rideaux de velours frémissent parfois d’un mouvement délicat ; c’est un royaume de parquets lambrissés, un monde de cuivre et de bois étincelant, asphyxié d’écarlate, dérivant sur une marrée de coquelicots froissés. Des champs entiers de pavots ont été répandus dans la mer où se cambre et se plie son arche merveilleuse. Le thé y coule à flot, parfumé et fumant, la musique y dérive comme une fumée épaisse, alourdie de volutes, perpétuellement errante. C’est un endroit bien différent de la Maison qui existe le jour, un lieu très doux peuplé de ses souhaits et ses rêves, où les banquettes et canapés sont plus profonds que des lits. C’est un Envers plus à l’endroit que la réalité, plus conforme à son idée d’un paradis carmin.

Ils l’appellent la Rouge, cette baraque qui n’est rien d’autre qu’un amoncellement de poutres aux vrilles d’humidité enroulées en filigranes poisseux, en molles torsades de moisissure ; cette baraque aux tuiles glissante en perpétuelle cascade d’écarlate délavé, cette baraque au plâtre peint de fresques murales élastiques qui sursautent d’une couleur et d’une forme à une autre en déhanchés furieux. Mais elle est pâle, la Maison, d'un incarnat flétrit- pourtant si gorgé de sang, des litres de liqueur. Lui le voit bien, il a perçu le mensonge. Il sait que la Maison n’en a plus pour longtemps, que toutes les vies qu’elle a aspiré dans ses murs ne lui ont pas suffi, qu’elle s’achemine doucement vers la fin de sa prodigieuse existence, s’apprête à s’effondrer dans le tombé de rideaux. Pour ne laisser derrière elle que gravats, poussière, ossements, désillusions et moelles ratatinées, sur un grand tapis de fange. Que ses ruines retourneront aux bois qui sarabandent autour d'elle en attendant leur heure, enchevêtrements arachnéens drapés de mousse, jetant leurs arabesques au-dessus des terres marécageuses goulues. Molle, souple et ancienne, la sylve a vu la Maison s’édifier sur ses friches. Elle la verra aussi s’affaisser et mourir, viendra ramper sur son cadavre dans un grouillement de racines précautionneuses, de feuilles torpides, de buissons timorés, de parmélies et de lécanores voraces, nécroses pimpantes festonnant bois et pierres. Aux foisonnantes meurtrissures artistiques saccageant les cloisons de leur orgie de couleurs succédera la fresque fongique aux orseilles délicats, au jaune fade et grumeleux, au doux gris violacé –la couleur de ses yeux-, au glauque friable et au vert délicieusement rugueux des lichens, dont les rouges brunâtres évoquent des meurtres oubliés. Des assassinats furtifs tels que ceux qu’il commet au plus profond de la nuit, quand personne ne se soucie plus de savoir si la petite sourie passera chercher sous l’oreiller sa récolte d’émail, tendres grains d’innocence s’écoulant en sanglots du palpitant écrin des gencives mûrissantes. Gencives d'enfants, fondantes, sanglantes, réclamant la moisson. Mais il passe lui, sans sou ni baguette pour bénir les rêveurs, il fait glisser ses doigts sous le crâne bourdonnant des angelots, s’empare avec tendresse de ces perles d’enfance. Il est là, lui, pour répondre parcellement aux prières, pour remplacer tous les parents absents qui ne prétendront pas incarner la petite fée des dents. Et parfois, il emporte avec lui l’un de ces chérubins, l’entraîne avec douceur dans son royaume drapé de velours. D’un rêve à l’autre, l’enfant s’éveille pour se découvrir entouré de coussins aux broderies animales- cerfs longilignes aux cambrures de danseuses, et depuis quelques mois, des chèvres de sabbat se dressant dans les vrilles de vignes aux feuilles d’argent. Il y a désormais dans sa vie un Grand Bouc qui mérite bien quelque hommage de sa part. Un être vaste et moite dont les étreintes profondes foisonnent de baisés et de caresses furtives. C’est trop doux pour des mains de faune, ces cajoleries prudentes, mais il ne s’en plaint pas. Avant la Maison, les mains tendues étaient toujours fébriles, avides, elles surgissaient des manches grises comme des clowns à ressort, les percutaient mollement, et s’écrasaient, grotesques, glaiseuses, tout en travers son corps. Elles touchaient ses joues pâles, s’enferraient brièvement à ses épaules moelleuses, elles écartaient ses doigts et glissaient dans ses cheveux. Obscènes marques de vénération, obscènes supplications murmurées fébrilement. Ils s'échouaient sur le mol estran de son corps juvénile, réclamant une salvation qu’il pensait, si jeune, si tendrement fervent, pouvoir leur offrir par sa passivité. Qu’il croyait sincèrement être en mesure de leur donner en se laissant frôler, palper, en les irradiant perpétuellement de son sourire blafard. Quand il pensait encore qu’on l’avait mis au centre de toutes les attentions pour attirer le regard de Dieu, lui qui était plus blanc, plus lumineux, ô oui, plus pur que n'importe qui d'autre. Avant que la vérité ne fasse jour dans son cœur, avant qu’il ne se décide à tester la foi de ses fidèles, à ne garder avec lui que les plus méritants. Avant d’avoir voulu changé le monde par un choix, par quelques phrases lancées à des adultes aux yeux aussi brillants que ceux d’une meute de chiens, cohortes à plier d'un seul mouvement du doigt.

Il n’avait pas prévu, alors, que quelques mots suffiraient non pas à faire changer le monde mais à l’anéantir. Il n’avait jusqu’à ce jour funeste jamais fait l’expérience d’une violence semblable. Il connaissait la violence doucereuse, celle qui s’habille de velours, celle qui racle sur l’âme, une bosse douloureuse après l’autre. Violences des attitudes, des gestes, des mots, violence du désespoir muet, de la nausée qui barbote à travers les papilles, sans jamais aller jusqu’à fleurir les lèvres. Mais la violence des coups et la violence des armes lui étaient étrangères. Cette forme de brutalité n’avait jamais pénétré dans son intimité jusqu’à ce jour où, peut-être, la Maison lui avait fait de très loin un clin d’œil- dans l’écarlate ruisselant du jus de la viande humaine, peut-être l’observait-elle déjà, présence électrique couplée en amante à tous les rouges du monde, impatiente de l’avoir collée à ses cloisons, évoluant légèrement à travers ses couloirs. Peut-être attendait-elle d’avoir dans ses artères tatouées un flocon de neige prisonnier qui chanterait ses louages. Sans doute n’avait-elle pas prévu que ce flocon deviendrait à lui seul une tempête, qu’il finirait par trahir son grand amour d’ogresse, sa tendresse cannibale de monstrueuse mère poule. Sans doute la Rouge n’avait-elle pas vu, malgré l’œil qu’elle gardait rivé sur lui dans l’attente du jour où elle posséderait, qu’il finirait par entrevoir dans les fêlures de son présent les obscures vérités d'un passé oublié. Par déceler les mensonges cachés entre ses murs. Plus que n’importe quel pourrissement des fondations anciennes, bien au-delà des agglomérats de plâtre semblables à quelque bouillie prémâchée, une moisissure humaine s’épanouissait dans les entrailles secrètes de la Maison. Une crasse incommensurablement persistante gonflait sous les cloisons, gagnant en ampleur une année après l’autre. A force de rêver et à force de foi, les enfants l’avaient nourrie et fini par donner une forme tangible au mensonge. Ils avaient engraissé l’illusion à chaque nouveau débarquement mômesque, avec leurs crachats félins, leurs rires plein de dents, leurs traditions brutales.



Peut-être est-ce parce qu’il a été lui-même le faux prophète d’une communauté qu’il a compris avant les autres, qu’il a su voir à travers le mensonge, déjouer la mascarade.
(inachevé)
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